Un petit mouchoir blanc…

L’épisode d’aujourd’hui va nous faire remonter dans le temps : 10 ans plus tôt. Ca nous déconnectera de l’ambiance du concours pendant quelques dizaines de lignes :

Naurquive était un jeune-homme de modeste condition. Il était orphelin de mère. Son père noyait son chagrin dans l’alcool, ce qui le rendait «violent malgré lui». Les mauvais soirs, il passait son temps à frapper son fils, puis à lui demander pardon. Les bons soirs, il lui prodiguait des conseils de sages qui faisait du bien à l’âme de l’enfant. Plus Naurquive grandissait, plus il se demandait comment une personne qui dispose d’un tel potentiel de sagesse était incapable de l’appliquer sur elle-même…

De toutes les histoires qui marquèrent le jeune-homme, il en est une qu’il appréciait particulièrement. La voici :

L’utilité de la peur

Il était une fois un petit éléphant, qui fut arraché à sa mère afin d’être apprivoisé par les hommes. Cet éléphanteau ne savait pas qui il était. Il vivait parmi les hommes qui l’avaient attaché une chaîne fixée à un piquet. Il tenta de s’en défaire plusieurs fois, mais la chaîne était trop solide pour un si petit éléphant… Tout ce qu’il pouvait faire, c’est tourner autour du piquet. Il passa ainsi les premières années de sa vie à tourner, portant sur son dos des enfants, puis des adultes : l’animal sauvage était devenu un manège. A force de tourner, il oublia sa véritable Identité. Son monde se limita au cercle, dont le rayon était déterminé par la longueur de la chaîne .

Lorsqu’il atteignit l’âge adulte, de nombreux passants dirent à son dompteur qu’il fallait changer de chaîne  car elle était devenue trop fragile pour un éléphant de cette taille. Il leur expliqua alors que l’animal ne pouvait le savoir : il pouvait effectivement briser sa servitude d’un simple geste, mais elle faisait désormais partie de lui. La petite pression qu’elle exerçait sur sa patte lui rappelait la limite du cercle autorisé…

Il mit au défi les passants de sortir l’animal de son cercle… Personne n’y parvint. Ceux qui tentèrent de le pousser ou de le tirer ne purent le faire au delà de la distance autorisée par le terrible lien. L’un des passants, plus malin, déposa des bananes et des cacahuètes quelques mètres plus loin. L’éléphant regarda alternativement sa chaîne et les amuse-gueule d’un air triste, tentant de faire comprendre à cet homme qu’il avait placé les gourmandises trop loin. Puis il prit cette attention pour du cynisme et abandonna la partie, continuant à tourner en rond…

Mais un jour, un Sage qui passait par là fit le pari de libérer l’éléphant sans même le toucher, ni toucher à la chaîne… Tout le monde se mit à rire et le traita de fou ! Il leur suggéra tout de même de prendre leur distance, car il ne savait pas vers quelle direction l’éléphant allait courir. Certains suivirent le conseil, d’autres haussèrent les épaules !

Le vieil homme déposa un petit sac aux pieds de l’éléphant, puis il s’éloigna promptement.

Le sac se mit à bouger. Lentement, une petite souris commença à grignoter le tissus, et sortit de sa prison. A sa vue, l’éléphant se mit à barrir et à courir en cercle ! Mais lorsque la souris se glissa entre se pattes, il paniqua, brisa sa chaîne, et courut droit vers la jungle, rejoindre les siens…

***

Naurquive fut impressionné par l’histoire : un animal si puissant qui ne peut se défaire d’une petite chaîne et qui a peur d’une souris… Tout lui paraissait à la fois vrai et surréaliste. Son père déposa un baiser sur sont front, ce qui eut pour effet d’apaiser toutes les douleurs qu’il lui infligeait les soirs d’ivresse. Il lui semblait même en cet instant, que toutes les douleurs imprégnées dans les murs de sa maison disparaissaient…

Un petit mouchoir blanc

A l’âge de 13 ans, un accident permit à Naurquive de rencontrer la princesse de très près : ce fut lors d’une apparition en public. Elle devait avoir 12 ans. A dos d’éléphant, elle circulait fièrement dans la grande rue qui menait du château au marché. Comme toute princesse, elle était précédée de ses gardes, et suivie de ses suivants.

Le foule admirait cette petite fille capable de dompter un animal aussi puissant. Elle observait son peuple avec un sourire sincère que chacun lui rendait. Naurquive était là, complètement subjugué. Il ne put quitter la Princesse du regard. Même lorsqu’elle le fixa, il ne sut baisser les yeux. Au contraire, il se sentait attiré, transporté, captivé… Et il semble que la Princesse ait également prolongé son attention sur lui, bien plus que sur les autres passants.

Lorsque le cortège commença à s’éloigner, Naurquive tenta de se frayer un passage dans la cohue pour le suivre. Au bout de quelques mètres, il fut jeté hors des rangs par des adultes agacés. Il resta assis par-terre, puis en fermant ses yeux, il ancra dans son esprit ce regard qu’il n’allait plus jamais oublier…

Il tenait cette technique de son père qui lui racontait que parfois, en imagination, il rejoignait son épouse pour l’étreindre à nouveau. Cette étreinte qui lui semblait si vraie, lui rappelait à quel point sa vie était belle et pleine de Sens avant la tragédie… Naurquive se fit la réflexion que lorsque son père se livrait à cet exercice, même pendant une minute, il n’avait plus besoin de s’enivrer. Elle valait un verre d’alcool, sans les effets indésirables…

Alors qu’il était encore sous le charme de la princesse, il vit deux enfants courir le long de la file. L’un d’eux tenait un petit sac en mains. Un frisson saisit le jeune-homme : se pourrait-il qu’une souris soit prisonnière à l’intérieur ? Ces deux camarades, dont il connaissait la propension à se livrer à des jeux dangereux, avaient-ils l’intention de faire peur à l’éléphant ?

Personne d’autre que Naurquive ne fit attention à ce qui se tramait. C’est la petite histoire de l’éléphanteau qui permit à l’enfant de porter son attention sur le sac. Certaines histoires, même fictives, ont le don d’activer dans les esprits un potentiel qui pourrait être qualifié de sixième sens.

Il se leva immédiatement et courut pour déjouer le plan des petits conspirateurs. Cette fois, aucune réprimande ne l’arrêta dans sa course. Les gens le poussèrent encore hors des rangs, mais il y retournait avec détermination pour suivre les suspects, qui curieusement n’étaient jamais repoussés. Un peu comme si le fait d’avoir planifié une stratégie leur traçait un chemin… Arrivés à hauteur de la princesse, ils entrouvrirent leur sac et le jetèrent au pied de l’éléphant. Effectivement, une souris s’en échappa ! L’éléphant fut saisi par la peur, la jeune-fille perdit toute affinité avec le puissant animal…

Les gardes tentèrent de maîtriser l’éléphant, mais quiconque s’en approchait recevait des coups de pattes ou de trompe assommants. La princesse était chahutée. La monture qui avait été si bien fixée commença à céder, et lorsque l’éléphant sortit de la piste balisée, la foule se dispersa en poussant des cris d’horreur.

Une seule personne suivait l’éléphant au lieu de le fuir : un petit garçon de 13 ans, qui semblait être littéralement attaché à la victime…

– Saute ! Cria-t-il à la Princesse… Je te rattraperai !

La Princesse sauta. Nul ne saura dire si c’est l’injonction du petit qui l’encouragea à faire le saut de la Foi, ou si c’est son Intuition qui lui donna l’impulsion de la dernière chance : une fraction de seconde plus tard, la dernière sangle de sa monture céda, et le siège somptueux qu’elle venait de quitter explosa en morceaux en se fracassant contre le sol. Plus gracieuse que l’objet, elle atterrit après lui, dans les bras de Naurquive qui s’écroula volontairement pour amortir la chute. Elle s’en sortit sans aucune égratignure. Lui, fut blessé au front par l’un des éclats de la monture.

La princesse se releva, observa le sang qui coulait sur le visage de son sauveur, retira un petit mouchoir blanc de sa poche et tenta de le soigner… Soudainement, elle fut arrachée par l’un des gardes qui l’emmena loin du danger : des vandales commencèrent à piller les parures de la monture. Même les bouts de bois se vendirent à prix d’or quelques mois plus tard. Alors que le garde courait pour la mettre à l’abri, elle tendit la main vers son petit chevalier… Celui-ci tendit également sa main avant de s’écrouler une deuxième fois. Un vertige soudain eut raison de son équilibre. Nul ne saura dire si c’était les conséquences de sa blessure ou si la cause de sa chute était due au fait qu’il était littéralement «tombé» amoureux… Pendant plus d’une heure, personne ne se préoccupa de son sort. Il était là, allongé sur le sol le front dégoulinant de sang.

Dans sa main gauche, il serrait mouchoir blanc…

Un sentiment plus fort que la peur

Ce soir-là fut un bon soir pour Naurquive. Son père le soigna et le borda, lui prodiguant les meilleurs soins. Le jeune-homme expliqua à son père ce qui a motivé son action. Son père le félicita et le rassura :

– Le garde qui a arraché la princesse de tes bras n’avait rien contre toi. Il a fait son devoir. Et toi, toi qui n’as peur de rien, tu as fait le tien.

– Si j’ai eu peur ! J’ai eu très peur en voyant l’éléphant piétiner tout le monde. Mais il y avait quelque chose de plus fort que la peur en moi ! Quelque chose qui m’a donné du courage…

– Alors si tu es capable de ressentir cette «chose», tu seras plus fort que la peur et plus fort que tes chaines : tu seras un grand homme !

L’enfant s’endormit lentement, tandis que son père lui caressait le visage. Il se réveillait en sursaut de temps en temps. Son père était là pour le rassurer encore, le calmer, lui raconter de belles histoires, le féliciter. Son père était à sa place…

Le lendemain matin, Naurquive fut réveillé par des bruits assourdissants. Des bruits de verre et de poteries qui se brisaient. Il se leva et courut vers son père qui se trouvait dans la cour. Il lançait des bouteilles sur un mur, avec rage. A chaque lancé, il gémissait comme un animal fouetté. Des larmes lucides jaillissaient de ses yeux émerveillés. Elles brillaient tels des diamants, avant de toucher le sol.

– Mais que fais-tu papa ? Demanda l’enfant avec stupeur.

– Je brise ma chaîne, mon fils ! Je brise ma chaîne… Dit-il en riant et en pleurant à la fois.

La plaie que Naurquive avait au front inquiéta son père toute la nuit. Il avait peur pour son enfant. Il fut tenté plusieurs fois par l’alcool, mais il n’y toucha pas, car il voulait garder toutes ses facultés en cas de besoin. Puis, à mesure que la nuit avançait, il redécouvrait un sentiment oublié. Un sentiment qu’il avait enfoui un jour de peine et de deuil… Un sentiment dont il avait peur et qu’il rejetait depuis 13 ans. Depuis que sa bien-aimée mourut en donnant naissance à un petit prodige, qui était à la fois son plus beau cadeau et la cause de ses tourments.

Au lever du jour, ce «quelque chose plus fort que la peur» l’habitait… A mesure que le soleil se levait, il retrouvait sa véritable Identité. Jamais plus il ne leva la main sur son fils.

Naurquive a gardé précieusement le mouchoir de la princesse. Chaque jour, parfois plusieurs fois par jour, il s’assoit, ferme les yeux, serre le mouchoir blanc dans sa main, et tout en respirant profondément, il revoit la princesse de ses rêves. Il la tient dans ses bras, elle le regarde amoureusement, et bien avant qu’un garde vienne la lui enlever, il ouvre les yeux pour garder en lui la douceur de l’instant…

Cet épisode contient de nombreux éléments révélateurs (dont une histoire très populaire qui circule sur le web). Je te propose de commenter une seul sujet ou une seule phrase qui te paraît plus révélatrice que les autres.

A demain,

Stéphane