Faites briller

De semaine en semaine, l’état physique de mon père se dégrada et les médecins affichèrent leur faciès pessimiste lorsque nous posions la moindre question sur une éventuelle rémission. Ce n’était pas l’AVC qui épuisait mon père, mais les escarres. Il s’agit d’ulcères de la peau, causés par la compression du corps contre le matelas. Il existe des matelas anti-escarres, mais les médecins ont commencé à nous les conseiller qu’à partir du moment où les nécroses sont apparues.

Pourquoi n’y ont-ils pas pensé en préventif, dès les premiers jours ? Comme dans beaucoup d’hôpitaux, chaque service s’occupe de sa priorité : la Réanimation réanime, mais les problèmes de peau concernent la Dermatologie ! Par ailleurs, j’ai appris que les médecins sont gênés de faire la proposition, car ce matelas coûte 25€ par jour, et n’est pas pris en charge par la Sécurité Sociale. Or ce sont les médecins qui sont en première ligne, et si la dépense est difficile pour le patient ou pour la famille, ce sont eux qu’on accuse (parfois violemment) de profiter de la détresse des gens… Dès que la question d’argent entre dans un système qui se veut vertueux, il faut s’attendre à ce que certaines personnes perdent leur amabilité. Et il ne s’agit pas toujours des plus démunies…

Ces 10 dernières années, j’ai travaillé avec de nombreux médecins et la plupart d’entre eux se sentent terriblement tiraillés lorsqu’ils savent qu’un soin non-remboursé sera mieux adapté au patient qu’un soin validé pas la Sécu… Ils prescrivent donc 12 séances de kiné là où 4 séances d’ostéopathie ou de chiropractie suffiraient largement et donneraient de meilleurs résultats. Et que dire de l’hypnose, qui est extrêmement efficace dans bien des cas, mais qui n’est prise en charge que dans des cas extrêmes. Les médecins qui en reconnaissent les vertus ne s’aventurent pas à proposer cette solution. A la limite, ils racontent l’histoire de quelqu’un qui a soulagé son problème grâce à l’hypnose, afin que l’idée fasse son bout de chemin dans la tête du patient ou de la famille. Mais la proposition franche et rare. En France, on ne propose pas des soins non-remboursés. C’est culturel de se laisser guider par ce qui a été prévu pour la masse. Investir dans sa Santé avec son propre argent n’est pas encore dans les mœurs…

Ceci dit, pour en revenir aux escarres, le protocole n’est pas le même d’un hôpital à un autre. Lorsque j’ai commencé à me renseigner, j’ai appris qu’à la Pitié-Salpêtrière, le service Réanimation était entièrement équipé de matelas anti-escarres, et que les patients étaient massés plusieurs fois par jour de la tête aux pieds afin d’éviter toute dégénérescence de la peau suite au séjour. L’hôpital dans le quel mon père séjournait devait considérer cette pratique comme «paramédicale»…

Toute l’énergie de mon père était absorbée pour lutter contre les escarres. Les injections d’albumine n’ont pas suffi. Il sombrait progressivement dans le mutisme. Peut-être tentait-il de se réparer pendant ces moment de méditation.

Le grand départ

La veille de son Grand Départ, je sentis que mon père allait nous quitter. Mon frère cadet, qui comme moi n’avait jamais perdu espoir, me confirma que lui aussi sentait que la fin était proche. Après avoir quitté la chambre ce soir-là, je descendis les escaliers en titubant, ne sachant où trouver secours. Puis, comme guidé par mon instinct, je décidai de faire un crochet au Service Réanimation…

Là-bas, dans la salle d’attente, une famille était réunie, les grands serrant dans leurs bras les plus jeunes, attendant un pronostic pour leur maman… Je me suis adressé à l’aîné, lui expliquant les conséquences dermiques d’une immobilisation prolongée. Je lui ai dit qu’il allait se sentir petit dans cet environnement extrêmement sophistiqué, mais qu’il devait s’autoriser à faire des choses simples, comme louer un matelas anti-escarres. Il me remercia, et me dit qu’il allait mettre toute la famille à contribution le plus tôt possible. Je lui ai également suggéré de masser les pieds de sa maman chaque jour, car le matelas assure la circulation au niveau du dos et des jambes, mais le talon risque de se nécroser s’il n’est pas stimulé. Il me remercia encore.

En sortant du lieu, je me suis rendu compte que l’atmosphère avait changé. Quelques chose venait de s’ajouter à la fragilité ambiante. Une force que j’avais ancrée en moi, suite à 106 jours de surentraînement. Une force que le personnel de l’hôpital n’ose pas donner dans certains services : l’Espoir

Lorsque les médecins (et parfois les proches) ne voient plus aucun espoir de rémission, le protocole des soins est réduit au stricte minimum. On n’aurait pas l’idée de coucher sur un matelas anti-escarres une personne qui, selon tous les pronostics, ne survivra pas… Or lorsque l’Espoir se perd, toutes les énergies positives changent de pôle, ce qui peut accélérer le processus de déclin. A l’inverse, dans bien des cas, un comportement positif crée de l’énergie positive, donc de l’Espoir. L’Espoir ralentit le déclin, et pour peu que le diagnostique ait été trop hâtivement posé, l’Espoir peut devenir salvateur. L’idée est donc de garder Espoir jusqu’au dernier souffle. Je ne parle pas uniquement des cas extrêmes liés au pronostic vital d’une personne, mais aussi de tout projet de la vie, qui sans Espoir, ne peut refleurir…

Après avoir donné de l’Espoir à cette famille, au lieu de rejoindre ma voiture, je repris à nouveau le chemin du bâtiment où mon père était alité. Je m’assis à son chevet, tenant sa main dans ma main. J’observai son visage attendant que ses yeux me regardent ou que sa bouche me sourie.

– Papa…

Cette tentative d’engager la conversation fut vaine. Il demeurait immobile…

– Papa…

Ai-je essayé une seconde fois, mais il ne répondit pas. Même son souffle ne changea pas de rythme. Je faillis me relever pour partir, puis je me repris, décidant de finir ma phrase :

– Papa… Je viens de ramasser une peau de banane…

Mon père n’eut pas la force d’ouvrir les yeux. Mais soudainement, son pouce se mit à caresser lentement le bout de mes doigts. Le lien qui existait entre lui et moi au moment où l’acte sacré était accompli, dépassait tout ! Je savais que le petit garçon que j’étais avait ancré en lui un sentiment de confiance et de bien-être instantané grâce à cette marque d’affection. Mais je venais de découvrir que le ramassage d’une peau de banane provoquait inévitablement cette caresse. C’était bien plus qu’un réflexe physiologique… C’était transcendant.

Une infirmière passe dans la chambre… Elle me regarde comme pour me dire qu’il est l’heure de partir… Je la regarde comme un enfant de 5 ans… Elle ne dit rien, baisse les yeux, et sort en refermant la porte.

***

Le lendemain, mercredi 6 juin 2007 par une après-midi ensoleillée, mon père quitta ce monde pour un monde meilleur. Quelques minutes auparavant, ma mère passait sa main sur son visage avec une douceur infinie. Son téléphone sonna… Elle sortit de la pièce pour ne pas déranger le sommeil de son homme. Une minute plus tard, il ouvrit les yeux dans un dernier éclair avant de relâcher ses efforts, glissant lentement vers l’ailleurs…

Chacun était à sa place : j’étais là, parce que je pouvais être là. Ma sœur et mon fils ainé pouvaient être là aussi. Ma mère ne le pouvait pas… Mon père décida de s’éclipser au moment où elle quitta son chevet. Le voir mourir lui aurait été insupportable, cette image l’aurait hantée toute sa vie.

Seul un Être qui tient sa vie entre ses mains est capable d’une telle délicatesse. Le moment était venu, mais l’instant pouvait être choisi.

Un Maître-ramasseur de peaux de bananes venait de s’éteindre. Sachant que sa présence allait manquer au monde, il laissa derrière-lui un enseignement précieux égrené tout au long de sa vie, et mis en valeur pendant ses 107 derniers jours. Un leçon de vie, pleine d’espoir et de combativité. Un optimisme insolent jusqu’au dernier souffle…

***

Lorsque j’avais 5 ans, mon père me donna une règle de conduite :

Si tu vois une peau de banane par terre,
ramasse-la et jette-la dans une poubelle !

 

35 ans plus tard, sur son lit d’hôpital, il me proposa de respecter un autre principe  :

Regarde le côté qui sourit !

 

Je me suis longtemps interrogé sur le lien qui pouvait exister entre ces deux lois qui m’ont particulièrement touché. Et un jour, alors que je préparais une conférence dans laquelle je m’apprêtais à raconter cette histoire, le lien est apparu… lumineux :

Ce qui fait partie du décor n’attire pas l’attention et ne provoque aucune action. Seul ce qui brille nous met en émoi puis en mouvement… Lorsque nous nous habituons aux peaux de bananes qui traînent, nous ne pouvons les ramasser… Il convient donc de les faire briller !

Un sourire disgracieux, qui semble refléter de la souffrance ne peut être générateur de bons sentiments. Sauf si on prend conscience que ce sourire est offert avec la plus merveilleuse intention. Pour en prendre conscience, il convient de le faire briller !

Ces deux lois n’en font qu’une : elles rejoignent le même paradigme, cette vision du monde que mon père m’a invité à adopter et que je vous propose d’adopter en deux mots :

Faites briller !


Stéphane SOLOMON