La dernière olive

Il y a quelques semaines, lors d’une réunion de famille chez ma maman, je discutais avec ma sœur des cadeaux incroyables que nous fait la vie !

Dahlia est agent immobilier. Elle a gravi les échelons à force de travail, de volonté, et surtout de témérité. Elle aime son métier, car lorsqu’elle donne les clefs d’une maison à une famille, une sensation de réussite la traverse. Ce n’est pas uniquement sa réussite qu’elle ressent, c’est aussi un effet miroir, car elle a devant elle des gens qui ont investi bien plus que de l’argent pour acquérir ce bien. Elle ressent donc le bonheur des autres, et le savoure pendant un long moment comme si c’était le sien. Puis elle retourne motivée et engagée vers d’autres dossiers qui attendent la bénédiction de rejoindre ses archives, gratifiées par de belles signatures.

Il y a quelques mois, elle s’est retrouvée devant un beau couple en quête d’un pavillon en région parisienne. Ils s’étaient mariés 2 ans auparavant et attendaient un heureux événement. Les yeux pétillants, ils sont entrés dans son bureau pour formaliser les premières démarches…

Tandis qu’ils se lancent dans la description de leur projet en donnant des détails très précis, ma sœur est saisie d’un frisson. Ce matin même, elle avait visité une maison qui correspondait dans les moindres détails à ce que ce couple demandait. Ce genre de synchronicité est un phénomène très rare dans l’immobilier. Ceux qui ont acheté une maison savent à quel point l’attente est longue avant que l’agent trouve véritablement quelques biens qui vaillent le déplacement.

Pour s’assurer qu’elle n’est pas trompée par quelques biais, Dahlia reprend le dossier de vente en mains. Elle n’a pas besoin de le chercher bien loin, il était encore sur son bureau, à 50 centimètres de ceux qui en rêvaient. D’un naturel à la fois optimiste et prudent, elle pose quelques questions pour vérifier s’il existe quelque dissonances entre la demande et l’offre, mais elle ne trouve rien… Tout est parfait ! Un vrai miracle !

Enthousiaste, elle le dit à ses clients :

– Ecoutez ! Je travaille dans l’immobilier depuis 12 ans, et s’il m’arrive parfois d’avoir de bonnes surprises, ce que je suis en train de vivre est extrêmement rare ! La maison que vous décrivez correspond dans les moindres détails à celle que j’ai visitée ce matin. J’ai l’impression d’être entrée dans la 4ème dimension avec vous ! C’est incroyable ! Je pensais finir ma journée après cet entretien, mais si vous voulez, on va la visiter tout de suite. Comme vous êtes exactement dans la bonne configuration côté budget, votre dossier est validé d’avance ! Vous pourrez emménager dans deux semaines, car ce client essaie de vendre cette maison depuis longtemps. Il nous l’a confiée ce matin parce que son précédent agent ne faisait pas correctement son travail. C’est une chance inouïe que vous avez là. Et c’est une chance pour moi aussi, parce que ce sera la vente la plus rapide que j’aurais jamais faite en 12 ans !

Le visage de l’homme change de couleur. Lui qui était si souriant devient soudainement froid et lui lance comme un coup de crosse dans le ventre :

– Vous nous prenez pour des imbéciles ? Je croyais que j’étais dans une agence sérieuse, je me retrouve face à un camelot qui utilise des ruses de débutant pour me vendre une marchandise avariée. Je ne resterai pas une seconde de plus dans ce bureau !

Il se lève en prononçant un «viens chérie on s’en va !». Sa femme qui arrive à peine à comprendre ce qui vient de se passer obéit à «la loi du plus fort» et le suit.

Dahlia a perdu le client. C’est le directeur de l’agence qui a décidé de reprendre le dossier en mains, en rappelant l’homme en colère et en s’excusant du «comportement irresponsable» de son employée. La maison fut vendue à un autre couple quelques mois plus tard. Quant aux clients initiaux, ceux qui auraient pu profiter de cette incroyable opportunité, ils cherchent encore…

L’histoire date d’il y a 5 mois. Le bébé est né. Ils vivent tous les trois dans cet appartement «trop petit et trop inconfortable» comme ils l’ont eux-même qualifié lors de leur entretien… Cet entretien pendant lequel ma sœur était prête à les accompagner vers le cadeau de leur vie !

Elle les imagine parfois pliant et dépliant leur poussette pour aller promener bébé, monter et descendre 3 étages à pieds, et pester contre la vie tandis qu’une belle somme d’argent dort dans leur compte en banque… Parfois, elle les croise dans la salle d’attente de l’agence. Elle leur sourit poliment tandis qu’ils baissent les yeux.

En terminant son récit, elle tente vainement d’attraper une olive avec sa fourchette, et me dit qu’elle ne refera plus jamais ce genre d’erreur. Même si cette coïncidence devait se reproduire, elle saura qu’il faut faire mariner le client, quitte à passer à côté de la providence… C’est ça être pro dans ce milieu ! C’est ce que les clients attendent… Ne pas se précipiter, ne pas s’enthousiasmer, avoir le sentiment que l’agent travaille dur sur leur dossier alors qu’il le met simplement en attente. Faire croire qu’on est occupé, même si on est disponible, expirer un «désolé, je vous rappelle tout à l’heure», et rappeler le lendemain en s’excusant d’être aussi débordé…

Pour que les clients ne voient aucune feinte dans l’enthousiasme naturel, il faut feindre la pénibilité… Et de fait, cette pénibilité, on la vit !

Je vois, pendant qu’elle explique la stratégie qu’elle a décidé d’adopter, qu’elle est profondément émue et troublée par ce choix qui ne correspond ni à ses valeurs, ni à ses croyances. C’est comme si elle avait tué une partie d’elle-même. Mais le fait qu’elle en parle encore démontre qu’il y a encore un espoir.

Avec ma sœur, j’ai la chance de pouvoir parler de mon père, de notre père… Le citer comme modèle équivaut à des dizaines de séances de coaching. Il me suffit de rappeler un événement pour que des centaines de pépites d’optimisme remontent à la surface telles des bulles de champagne.

Je décide de lui expliquer mon point de vue sur l’affaire, côté coaching ! Je lui fais découvrir le Sentiment de Légitimité, qui dans le cadre de cette histoire est plutôt un sentiment d’illégitimité :

– Dahlia, cet homme qui a refusé un cadeau de la vie se sentait illégitime face à un tel présent. J’ai reconnu dans ton récit le fameux «syndrome de l’imposteur». A l’annonce de l’opportunité, et face à ta suggestion d’acquérir cette maison en un temps record, il se sentait en imposture. Pour lui, il ne le méritait pas… L’imposture est une position terriblement inconfortable. Pour se raccrocher, le réflexe naturel est d’entraîner avec soi d’autres personnes. Il a projeté sur toi son syndrome en te qualifiant d’imposteur et ça l’a immédiatement soulagé. Puis il a pris un posture forte, quasi-militaire, en ordonnant à sa femme de le suivre ! On qualifie souvent les personnes atteintes du «syndrome de l’imposteur» de victimes… Mais on oublie les dégâts collatéraux qui créent d’autres victimes partout autour. Rien que pour ça, il faut que ça s’arrête !

– Et qu’est-ce que je peux faire ? A chaque fois que je suis devant un client, je prie pour qu’aucun miracle de ce genre ne se reproduise plus. Je sais qu’il faut utiliser des ficelles pour convaincre un client qui hésite, mais une stratégies pour étouffer un miracle, c’est tellement déplacé…

– Ta fonction, toi dont les valeurs sont si profondes, n’est pas de faire mariner les clients pour t’aligner sur leur pseudo-illégitimité. Ta mission est d’accompagner tes clients de l’imposture vers la bonne posture. Celle qui leur permettra de saisir la clef que tu leur tends. Si tu dois utiliser des ficelles, c’est plutôt dans ce sens-là, car les imposteurs chroniques ne se laissent pas facilement entraîner vers la liberté d’être… Il y aura une prochaine fois parce que tu la mérites ! Et ce jour-là, tu pourras m’appeler pour que je t’aide à accompagner tes clients. La vente ne se fera pas dès le premier rendez-vous, mais elle aura lieu avant la naissance du bébé.

Lorsqu’on se remet en bonne posture, il y a des signes qui ne trompent pas ! Ils sont parfois anodins, discrets, imperceptibles, quasi transparents si on ne les attend pas. Mais connaissant ma sœur, je m’y attendais, et j’ai vu que mes paroles ont fait écho : elle l’a chopée cette putain d’olive !

A++
Stéphane