Un amour de prof…

L’année dernière mon fils n’avait plus envie d’aller au Lycée. Rien d’exceptionnel, c’est le cas de la plupart des jeunes-gens, même à quelques mois du Bac. Dans notre famille, l’école est un COMMENT, ce n’est pas un QUOI ! Le COMMENT est au service du QUOI ou de plusieurs QUOIs. Donc l’école est au service du Savoir, de la Connaissance, du Développement de l’Intelligence, de la Culture, de l’Erudition, des Interactions Sociales… C’est un sacré bel endroit pour tout ça, mais ce n’est pas le seul MOYEN d’accéder aux QUOIs.

J’étais donc prêt à accepter que mon fils quitte l’école en classe de première, et à l’accompagner vers d’autres COMMENTs pour qu’il continue son cheminement  dans le Savoir, la Connaissance, le Développement de son Intelligence, la Culture, l’Erudition, et les Interactions Sociales… Evidemment, c’est moins facile que de l’envoyer dans un seul endroit qui assure tout ça. Mais à partir du moment où cet endroit a plutôt tendance à le dégoûter de ces Valeurs, le sortir de là devient un Devoir !

Lorsqu’il m’a dit que j’avais rendez-vous avec sa prof de français (qui était aussi sa prof principale), je m’apprêtais à torcher le rendez-vous en cochant une case et en signant un document pour le libérer (et libérer une place dans ce lycée dont la réputation est plutôt bonne). Ce que je ne savais pas, c’est que sa prof principale n’avait pas fixé ce rendez-vous pour signer les dernières formalités. Bien au contraire, elle s’est montrée particulièrement motivée, et a mis tout son talent pour nous convaincre de continuer avec l’Education Nationale, et d’aller au moins jusqu’au Bac…

Elle a bien sûr utilisé le Langage des Paroles Valorisantes pour nous expliquer à quel point Eythan était indispensable dans cette classe. Il excelle dans les Interactions Sociales et a un véritable don pour faire participer toute la classe. Il ose dire des choses qui intéressent ses camarades, et s’il est souvent hors-sujet par rapport au thème central du cours, dans l’absolu, c’est lui qui a raison de créer autant de liens avec des concepts qui sont plutôt réservés à des universitaires. Elle a bien sûr évoqué des termes comme «enfant précoce», «haut potentiel», etc.

Eythan se crispait régulièrement lorsqu’elle abondait d’éloges. Il y avait quelque chose qui le gênait dans ce discours, et c’était très palpable. En revanche, il se détendait et souriait lorsqu’elle présentait l’objectif sous l’angle du service rendu : elle avait besoin de lui en tant qu’animateur et de bon camarade. Pas en tant qu’élève modèle. Elle était prête à lui accorder un aménagement spécial qui l’autorisait à venir en cours seulement s’il le souhaitait. Elle a également proposé de l’accueillir en classe sans lui faire la moindre remarque sur son travail à la maison ou sur son implication pendant le cours. S’il avait envie de lire ou de réviser son cours d’anglais pendant le cours de français, ça ne lui posait aucun problème, car elle savait que le simple fait d’être présent en classe permettait à son intellect d’enregistrer l’essentiel. Elle a ajouté que d’autres profs seront plus difficiles à convaincre, mais qu’elle était prête à s’en charger, si Eythan acceptait de tenter l’expérience…

Il est difficile de refuser le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière. Nous avons donc accepté. Et une fois dans la voiture, j’ai engagé un dialogue avec Eythan. Il m’a expliqué qu’il détestait les phrases du type :

– Eythan a beaucoup de capacités, il est très intelligent, mais…

Ce «MAIS…» ainsi que les mots absurdes qui suivaient le compliment, il les prenait comme un coup de massue ! C’est comme si on vous caressait et on vous massait lentement pour que vous vous détendiez et une fois que tous vos muscles sont relâchés, on se mettait à vous frapper ! Il a développé une méfiance envers les paroles valorisantes, parce qu’il ne voulait plus qu’on lui rentre dans le mou !

Les compliments lui paraissaient faux, parce que ce «MAIS…» révélait une technique manipulatoire. C’était à tel point, que lorsqu’un prof commençait à énumérer ses qualités, Eythan avait envie de se boucher les oreilles pour ne pas entendre ce terrible «MAIS»…

En Amour, le pire des sentiments est de se sentir trahi, trompé. Beaucoup de gens ont renoncé à l’Amour pour ne plus jamais vivre ça… A plus petite échelle, on peut décider de refuser un petit acte d’amour pour s’épargner une petite trahison. En particulier si on est hypersensible. On développe donc une insensibilité à certains langages : ceux qui risquent de nous blesser le plus. Les flatteries, aussi vraies soient-elle sont des signes avant-coureurs d’une trahison amorcée par un «MAIS»…, pour Eythan, et probablement pour beaucoup de gens, c’est insupportable.

Je lui ai fait remarquer que sa prof de français n’a pas employé ce «MAIS». La sensibilité d’Eythan le rend hyper-vigilant, ce qui l’a amené à  entendre (ou du moins à percevoir) quelque chose qui n’a pas été prononcé. Madame F. a cité des évènements précis où Eythan s’est montré remarquable. Elle a également dit qu’elle redoutait le 14 décembre, jour où Eythan allait avoir 16 ans, parce qu’en soufflant sur ses bougies, il allait également souffler sur sa scolarité… J’explique à mon fils :

– Elle a donné ta date d’anniversaire. Tu crois qu’elle connaît par-cœur les dates d’anniversaire de tous les élèves de ta classe ?

– Elle a sûrement préparé son speech

– C’est ça ! Elle a préparé son speech pour parler de TOI. Elle a appris ta date anniversaire, elle l’a retenue, et elle l’a glissée au bon moment dans la conversation.

– Elle doit faire ça avec tout le monde !

– Elle a proposé des solutions spécifiques à tes problèmes précis. Elle ne peut pas faire ces mêmes propositions à tout le monde.

– C’est vrai…

– Tu sais, quand j’ai accepté ce rendez-vous, je me suis dit que c’était la dernière fois, parce que je suis sûr qu’avec ou sans Bac, tu t’en sortiras mieux que n’importe quel génie de ce lycée. Et pourtant, elle a réussi à me convaincre que tu avais encore ta place, au moins dans sa classe… Je ne suis pas facile à convaincre. Je suis un professionnel de la Communication et je sais déceler les techniques qui prennent les gens pour des imbéciles. Elle n’a pas fait ça avec nous.

– Elle avait quand-même des formules type…

– Dans toute communication il y a des techniques, et tout le monde a des phrases types. Mais son discours était bienveillant tout au long. Aucune parole n’a révélé une mauvaise pensée. Je t’assure qu’elle t’apprécie sincèrement. Ton bac je m’en fous ! C’est juste un passe-droit pour des écoles que tu n’as pas envie de faire. Par contre, je ne veux pas que tu réduises l’importance des actions de cette femme. Elle a cueilli les plus belles fleurs de son jardin pour les poser à tes pieds. Ne les piétine pas sous prétextes que d’autres étalent des fleurs artificielles ! Elle n’a pas dit «MAIS»… Elle n’a jamais dit «MAIS»…

En continuant à fréquenter l’école de façon épisodique sans en être chassé, Eythan a fini par reconnaître que tout le monde l’aimait dans ce lycée. S’il n’a pas pu le voir, c’est parce que son langage préféré est le Temps Agréable. Notre système éducatif ne cherche pas à multiplier ces moments-là. Si je tentais d’en parler, la plupart des profs, et surtout les parents, me répondront que l’école est un lieu d’apprentissage et qu’il n’est pas question de transformer un établissement scolaire en Club Med ! La rigueur est de mise !

Changer cette rigueur par un blabla flatteur au moment où nous étions prêts à signer une lettre de démissions, n’était pas du tout au goût de mon fils. Comme beaucoup de gens, en particulier les gens sensibles, son hyper-vigilance a transformé des compliments sincères en flatteries douteuses. Il était trop concentré à compter les échanges, et n’a pas vu le gorille… Il a fallu que je le pointe du doigt :

– Eythan, ici tout le monde t’aime !

Il a donc tenté l’expérience.

Après une fin d’année à apprécier un protocole spécifique, Eythan a entamé une nouvelle année avec beaucoup de sérieux. Il a fêté ses 17 ans la semaine dernière, et il se prépare à passer son Bac en juin 2020.

C’est beau l’Amour !