L’École de la vie

J’ai presque 10 ans… J’en ai ramassé des peaux de bananes ! Si bien que j’ai l’impression qu’il y en a de moins en moins. Dans certains quartiers, il est même impossible d’en trouver.

Dans l’une de mes rédactions, j’ai écrit avec fierté qu’il était possible que les peaux de bananes disparaissent grâce à mon action, mais l’institutrice m’a enlevé quelques points à cause de cette phrase, me demandant de me montrer plus modeste… Mon père m’a dit :

– Bien sûr que c’est grâce à ton action ! Lorsque les gens te voient agir, ils réfléchissent et s’ils trouvent ça intelligent, ils font comme toi ! Il y a aussi ceux qui ont honte d’avoir jeté cette peau de banane et qui ne recommencent plus… Jeter une  peau de banane dans une poubelle, c’est aussi facile à faire qu’à ne pas faire.

– Alors tu ne m’aurais pas enlevé ces points pour «manque de modestie» ?

– Je t’en aurais ajouté ! Ce n’est pas une histoire de modestie ou d’orgueil, mais une histoire de Conscience. Tu n’es pas né pour raser les murs ! Personne ne vient au monde pour ça. Chaque être humain est important et chaque action, chaque mot prononcé, chaque geste, même le plus discret, peut changer le monde.

Pour couronner ma décennie de vie, cette sacrée peau de banane allait m’offrir un cadeau d’une toute autre dimension, d’autant qu’après 5 années d’intimité, nous commencions à bien nous connaître. Les choses risquaient de devenir «normales», et il fallait que quelqu’un change pour éviter l’ennui. De nouvelles peaux de bananes allaient donc apparaître dans ma vie, me révélant un florilège d’émotions.

L’intrigue

L’histoire commence alors que nous dinions en famille. Mon frère, Daniel (que tout le monde appelle Dany), avait entamé sa douzième année, et ce soir-là, il était particulièrement triste. Mon père lui demanda d’où lui venait cette mine, et il répondit qu’il ne voulait plus aller à l’école. Le visage de mon père s’aggrava aussitôt. Il expliqua à mon frère qu’il avait de la chance d’aller à l’école, et qu’à travers le monde des milliers d’enfants étaient privés de cette chance. Bien sûr, mon frère trouva une parade intelligente, en rappelant que le fait qu’il aille à l’école n’allait pas faire pousser des établissements scolaires dans le tiers-monde. Mon père lui répondit :

– Tu n’en sais rien ! Aujourd’hui, tu ne peux pas savoir ce que tu feras demain avec tout ce que tu apprends… Peut-être que tu construiras une école dans un endroit où il n’y en a pas. Peut-être que tu auras l’honneur de poser la première pierre, en tant que généreux donateur. Mais la question n’est pas là : saisis la chance qui t’est offerte, ne serait-ce que par respect pour ceux à qui on n’offre rien !

Mon frère se leva de table et alla s’isoler dans sa chambre. Dans notre chambre, car nous la partagions. C’est donc avec lui que j’avais le plus d’affinités (nous étions 7 frères et sœurs). Mon père ne termina pas son diner ce soir-là. Ce fut l’un des rares soirs où il fallut jeter une partie du repas. Ma mère le dévisagea avec ces regards qui en lisent long, avant de se résoudre à débarrasser. Visiblement, elle savait pourquoi mon père n’était plus dans son assiette…

Le lendemain matin, sur le chemin de l’école, mon frère me demanda :

– Si je ne vais pas à l’école, est-ce que tu le diras à papa ?

– Oui ! Ai-je répondu sans hésiter !

Le combat

Il entra dans ce lieu qui lui faisait horreur en baissant la tête et les épaules. Je commençais à me diriger d’un pas assuré vers mon bâtiment tandis qu’il marchait timidement vers le sien, quand soudain, j’entendis une voix rauque saluer mon frère :

– Salut Dany le gros !

Je me retournai. Mon frère marchait le dos vouté, les mains dans les poches, sans dire un mot. La dizaine d’enfants qui se trouvait-là commençait à chanter d’une seule voix une chanson d’une seule phrase et d’un seul ton :

– Dany le gros euh… Dany le gros euh… Dany le gros euh…

Je laissai mon cartable à terre et me dirigeai vers le capitaine de l’équipe, les poings serrés. Arrivé à sa hauteur (ou du moins dans sa zone d’influence, car il avait une tête de plus que moi et une cervelle de moins, ce qui, ne m’aurait jamais permis de me placer à son niveau), j’ai exigé qu’il fasse des excuses à mon frère sur le champ. Dany se retourna, me regarda stupéfait et dandina latéralement de la tête d’un air effrayé.

– Je n’ai pas peur de lui Dany, ne t’inquiète pas ! Ai-je lancé à mon grand-frère, qui devenait livide.

Marc, c’est ainsi que s’appelait le molosse que je défiais, en profita pour m’envoyer une droite. Je suis resté au sol de longues secondes, puis à moitié sourd, je me suis relevé toutes griffes dehors. J’étais en transe… Celui qui porta le premier coup se retrouva face à un fauve qui défendait l’honneur de sa troupe. Je l’ai mordu, griffé, je lui ai tiré les cheveux, je me suis cramponné à son cou en lui donnant des coups de genoux dans les côtes, jusqu’à ce qu’un professeur vienne nous séparer.

La sanction

Il se passa alors une chose relativement classique : face aux juges, c’est celui qui portait le plus de marques au corps qui avait raison ! Le début de l’histoire fut occulté. Ce qui comptait, c’était le nombre de blessures apparentes, et à ce niveau, Marc avait l’avantage. J’étais moi-même choqué par son état, et je me suis rendu compte que je ne l’avais jamais vu pleurer auparavant.  Pourtant nous nous connaissions depuis quelques années. Il rattrapa son retard de larmes dans le bureau du Directeur, ce qui me plongea dans la culpabilité.

Mes parents furent convoqués pour récupérer leur «animal»… Un qualificatif que le Directeur de l’établissement donnait souvent aux enfants rebelles. J’ai écopé d’une peine de 3 jours d’exclusion à effet immédiat avec une menace d’expulsion en cas de récidive. J’ai passé la journée dans l’atelier de mon père à lire mes livres scolaires. L’après-midi, il me demanda de faire de l’intercalage : l’une des activités que je préférais dans le travail d’imprimerie. Un jeu d’enfants…

Le soir, l’ambiance était encore plus triste que la veille. Avec un fils qui voulait arrêter l’école, et un autre qui n’avait plus le droit d’y aller, mon père ne savait plus où se mettre… Le lendemain matin, il me réveilla aux aurores : pas question de faire la grasse matinée, j’allais passer une journée de plus dans son atelier.

Ce fut l’une de plus belles journées de ma vie ! Mon père m’expliqua tout ce qu’il faisait et pourquoi il le faisait. Au début il me demandait de lui trouver quelques lettres de plomb dans les cassetins (c’était l’époque des machines offset), puis il m’autorisa à insérer quelques caractères à l’intérieur du composteur, en reprenant le texte que son client lui avait écrit à la main. Après quelques minutes d’assemblage, nous avons pu admirer notre œuvre grâce à sa machine à imprimer : l’ORIGINAL HEIDELBERG.

En observant le papier imprimé, mon père repéra une erreur et démonta le support pour apporter la correction nécessaire. Ceci pouvait prendre quelque longues minutes, surtout lorsque le texte était justifié.

– Robert SCHUMAN, mon fils, n’a qu’un seul N à son nom !

– Mais j’ai composé exactement ce qui est écrit sur le papier… Regarde ! SCHUMANN
avec 2 N.

– Alors c’est le client qui s’est trompé !

– Et c’est à toi de corriger ?

– En théorie non, je dois exécuter le travail qu’on me donne. Il y a même des imprimeurs qui savent qu’il y a une erreur et qui l’impriment à des milliers d’exemplaires. Si le client est vraiment pointilleux, lorsqu’il s’en rend compte, il leur demande de détruire tous les prospectus et de recommencer.

– Et ça leur fait de l’argent en plus ou en moins ?

– En plus ! Parce qu’ils travaillent deux fois plus…

– Pourquoi tu ne fais pas comme eux ?

– Pour tout un tas de raisons. C’est un peu comme «ramasser une peau de banane» : il n’y a pas qu’une seule explication. Mais ce qui est sûr, c’est que mes clients m’apprécient parce que je fais toujours plus que ce qu’ils me demandent… C’est ce qui te permettra de te distinguer plus tard : on te payera pour un travail précis, mais les bonus seront toujours appréciés. Et même si ce n’est pas toujours facile à comprendre, ta récompense viendra de ce «plus», sous différentes formes.

– Oui, c’est vraiment comme une peau de banane alors…

Mon père sourit en constatant que le fond de son explication commençait à tracer des sillons dans mon esprit. Il replaça sa composition dans le ventre de la machine, mania les deux leviers qui permettaient de la réenclencher, et après la première impression, il l’arrêta de nouveau pour recueillir la feuille. Il la scruta, puis il fit un signe de satisfaction et me dit :

– Maintenant, c’est à la machine de travailler. Toi et moi, on va faire des maths !

Je m’apprêtai à ouvrir mon cartable quand il posa sa main sur la mienne :

– Je ne parle pas de ces mathématiques-là. Je vais plutôt t’expliquer à quoi ça sert…

L’école de la vie

Nous avons passé le reste de la matinée et une bonne partie de l’après-midi à transformer des feuilles A0 en feuilles A3, A4, A5 grâce au massicot qui tranchait des ramettes entières avec une précision incroyable. Je sélectionnais et comptais les feuilles en fonction des différentes commandes, et lorsque le format demandé n’était pas standard, je devais faire quelques calculs avant de décider s’il était préférable de partir du format B0 ou A0, sans oublier que parfois, les chutes de petite taille pouvaient être réutilisées pour les cartes de visite. Le but du jeu était de jeter un minimum de papier, pour des raisons économiques. L’écologie n’était pas une préoccupation vive à l’époque, mais sans le savoir nous faisions d’une pierre deux coups : encore une pratique multidimensionnelle à l’image de la peau de banane.

Nous avons également travaillé sur le planning, pour répartir le temps-homme et le temps-machine dans des journées de travail bien remplies, sachant que la HEIDELBERG devait être surveillée d’un œil en permanence, et alimentée régulièrement en encre.

En une journée, j’ai appris bien plus qu’en 3 semaines d’école, et ce que j’ai vécu demeure impérissable. Le soir, je me suis endormi comme un bébé, prêt à démarrer une nouvelle journée de travail intense dans l’atelier de mon papa. Mais je me trompais… Je fus bien réveillé aux aurores comme la veille, mais cette nouvelle journée ne ressembla pas à la précédente à cause d’une simple question, qui révéla la vérité à mon père.

Je vous en parlerai au prochain chapitre…

Feedback de coach

Pour l’heure, j’aimerais revenir à la peau de banane, car le lien avec cette histoire mérite d’être fait avec mon ressenti d’adulte.

Savez-vous ce qu’est un feedback ? Beaucoup de gens pensent que c’est un simple «retour», un «réponse» qu’on destine à quelqu’un, car la phrase la plus courante contenant ce mot est :

– Je vais vous donner mon feedback…

Or avant de donner un feedback, il faut recevoir quelque chose qui permet au feedback d’être construit. Et c’est là que se trouve le véritable secret : face à un même évènement, chaque être humain construit une interprétation différente. Puis s’il est capable d’exprimer ce qu’il a perçu, il son feedback… L’exemple le plus populaire est «l’avis» que vous partagez avec vos proches ou vos amis à propos d’un film en sortant du cinéma. En réalité, vous ne racontez pas le film, vous racontez ce que VOUS avez vu, entendu, et surtout ressenti. Votre feedback est un retour émotionnel. Et à ce titre, il est personnel et unique.

Par exemple, lorsque mon enseignante a perçu le petit colibri que j’étais comme un garçon prétentieux, c’est SON feedback qui s’est exprimé. Mon père avait une toute autre perception en lisant ma rédaction.

Un feedback est tellement soumis aux émotions, qu’on peut le comparer à un «vécu intérieur». En regardant la bande-annonce du film «Kramer contre Kramer», un enfant de divorcés ne construira pas le même feedback qu’un enfant qui a été élevé par un couple uni.

Même face à un article de journal qui se veut informatif, une multitude de valeurs et de croyances vont donner à l’information factuelle une forme émotionnelle. C’est essentiel pour qu’un être humain puisse l’ingérer. Une information étant une donnée crue, pour qu’elle soit digeste, chaque personne l’arrange à sa sauce… Votre sauce est très différente de celle de votre voisin.

La même chose se produit pendant la projection d’un film. Mais si tous les spectateurs ressentent globalement la même chose, c’est parce que les cinéastes ont volontairement limité les ingrédients de la sauce, tant au niveau du choix que des doses. Ils vous livrent même une partie de la recette pour que votre sauce soit compatible avec leur histoire. Les critiques cinématographiques connaissent bien ce principe. Certains jouent le jeu et considèrent que la sauce fait partie du film, alors que d’autres décident de laisser les spectateurs faire avec ce qu’ils ont en stock. C’est pour cette raison qu’un auteur qui rencontre un critique ne sait pas à quelle sauce il sera mangé…

Mais si on joue le jeu. Si on accepte les clichés, les images d’Epinal, les trucages, le style, la musique, etc. La sauce se lie. Cela ne fait pas des spectateurs de stupides moutons, mais des personnes capables de s’adapter à un décor, un contexte, une histoire… Et c’est exactement la même chose dans la vraie vie, à une différence près : face à un évènement donné, vous ne savez pas forcément quels ingrédients choisir pour composer le bon feedback, et il est même possible que vous soyez en rupture de stock de certains ingrédients.

Pour être proactif, vous devez gérer votre stock, apprendre à choisir et à composer, c’est-à-dire participer à votre propre histoire au lieu de la subir. Vous ne connaissez pas le plat du jour, mais vous savez qu’il sera livré sans sauce, et qu’il vous appartiendra de l’adapter en fonction du plat. De ce fait, même un plat qui ne vous plaît pas peut devenir digeste : vous allez le manger à votre sauce.

Chaque lecteur est unique, et même si je choisis les mots qui composent mon histoire avec soin, je sais que chacun construit son propre Feedback en fonction de son parcours.

Avec un peu d’exercices, une même personne peut décider d’exprimer plusieurs feedbacks, en faisant un effort conscient. Elle peut ensuite choisir celui qui lui profitera le plus. Le feedback est donc un outil puissant. Il permet de valoriser les émotions qui conviennent à la suite des évènements. On goûte le plat avec plusieurs sauces, avant de choisir…

C’est ce que la plupart des gens ont tendance à négliger : il est possible de CHOISIR son feedback ! Un proactif préférera la Responsabilité à la culpabilité. Il peut donc contrôler son ressenti dans le but de passer à l’action corrective. Un être Responsable agit, alors qu’une personne coupable a tendance à s’apitoyer sur son sort, et à chercher d’autres coupables.

Par exemple, si parmi mes lecteurs il y a des personnes qui luttent contre le travail des enfants dans le monde, ils pourraient considérer que mon père m’a puni en me faisant travailler, et qu’il a profité de cette exclusion scolaire pour exploiter son rejeton !

C’est leur combat (légitime) qui les amène à porter ce jugement (illégitime). Personnellement, même si je peux comprendre leur feedback, ce n’est pas le mien. Mon père a fait exactement ce qu’il a dit à mon frère au début de l’histoire : il a saisi la chance qui nous était offerte, en me faisant l’école à sa façon, un jour où cette noble institution m’a refusé l’entrée…

Dans ce cas, on pourrait se demander pourquoi mon père ne m’a pas puni. Il ne connaissait que la partie sombre de l’histoire (qui plaçait Marc en victime). Je pourrais vous faire lire des livres et des articles de l’époque où des psychologues encourageaient les parents à battre leurs enfants. Ils leur expliquaient même COMMENT faire ! Mon père était tout à fait en DROIT de me cogner pour m’expliquer qu’il ne fallait pas frapper…

Pourquoi n’a-t-il pas sanctionné «l’animal» que j’étais aux yeux de tous ? Parce que malgré les faits et l’opinion générale, mon père s’est construit un autre feedback. : il connaissait son fils : ce n’était pas un catcheur ! Il ne savait pas ce qui m’a amené à me battre ce matin-là, mais il savait que je venais de glisser sur une «peau de banane» et que le coupable était celui qui m’a tendu ce piège. Un piège dont il ignorait tout, mais il savait qu’il allait le découvrir en lâchant-prise et en se focalisant sur l’instant présent.

Il aurait pu tout arrêter pour m’emmener faire une promenade en forêt et parler un peu. Mais il avait 7 enfants, et chaque heure de travail était sacrée, car elle leur était consacrée. C’est donc dans son atelier que nous fîmes cette promenade, et malgré l’odeur des encres, de l’essence, de la graisse et du plomb, nous nous baladions tous les deux entre les arbres. L’odeur du papier a certainement contribué à ce sentiment…

Mon père savait aussi que mon acte était celui d’un ramasseur de peaux de bananes : d’un garçon qui aime, qui s’aime, qui prévient, qui protège les siens, qui sait respecter les valeurs des siens sans poser de questions qui mènent vers l’évitement, et qui aime poser des questions pour apprendre des choses… Un enfant qui voit briller les mêmes choses que son père, mais qui peut tomber dans un piège sournois, parce qu’il est encore fragile et influençable.

Il ne savait pas ce qui l’attendait en découvrant la vérité, mais il savait qu’il pouvait me faire Confiance !

Les parents peuvent aider leurs enfants à construire leurs feedback. La Confiance est l’ingrédient de base qui permet à tout le reste d’opérer.

Pour mon père, l’exclusion scolaire représentait 60 punitions par minute, soit 3.600 punitions de l’heure ! Me garder à ses côtés et m’enseigner ce qu’il savait, était une façon de faire en sorte que son feedback ne soit pas le mien. Il a donc transformé son feedback pour m’offrir le résultat en cadeau.

Mais j’anticipe un peu… Ce qui suit complétera mes propos.

A++

Stéphane