La Peau de Banane
Faites briller
De semaine en semaine, l’état physique de mon père se dégrada et les médecins affichèrent leur faciès pessimiste lorsque nous posions la moindre question sur une éventuelle rémission. Ce n’était pas l’AVC qui épuisait mon père, mais les escarres. Il s’agit d’ulcères de la peau, causés par la compression du corps contre le matelas. Il existe des matelas anti-escarres, mais les médecins ont commencé à nous les conseiller qu’à partir du moment où les nécroses sont apparues.
Pourquoi n’y ont-ils pas pensé en préventif, dès les premiers jours ? Comme dans beaucoup d’hôpitaux, chaque service s’occupe de sa priorité : la Réanimation réanime, mais les problèmes de peau concernent la Dermatologie ! Par ailleurs, j’ai appris que les médecins sont gênés de faire la proposition, car ce matelas coûte 25€ par jour, et n’est pas pris en charge par la Sécurité Sociale. Or ce sont les médecins qui sont en première ligne, et si la dépense est difficile pour le patient ou pour la famille, ce sont eux qu’on accuse (parfois violemment) de profiter de la détresse des gens… Dès que la question d’argent entre dans un système qui se veut vertueux, il faut s’attendre à ce que certaines personnes perdent leur amabilité. Et il ne s’agit pas toujours des plus démunies…
Ces 10 dernières années, j’ai travaillé avec de nombreux médecins et la plupart d’entre eux se sentent terriblement tiraillés lorsqu’ils savent qu’un soin non-remboursé sera mieux adapté au patient qu’un soin validé pas la Sécu… Ils prescrivent donc 12 séances de kiné là où 4 séances d’ostéopathie ou de chiropractie suffiraient largement et donneraient de meilleurs résultats. Et que dire de l’hypnose, qui est extrêmement efficace dans bien des cas, mais qui n’est prise en charge que dans des cas extrêmes. Les médecins qui en reconnaissent les vertus ne s’aventurent pas à proposer cette solution. A la limite, ils racontent l’histoire de quelqu’un qui a soulagé son problème grâce à l’hypnose, afin que l’idée fasse son bout de chemin dans la tête du patient ou de la famille. Mais la proposition franche et rare. En France, on ne propose pas des soins non-remboursés. C’est culturel de se laisser guider par ce qui a été prévu pour la masse. Investir dans sa Santé avec son propre argent n’est pas encore dans les mœurs…
Ceci dit, pour en revenir aux escarres, le protocole n’est pas le même d’un hôpital à un autre. Lorsque j’ai commencé à me renseigner, j’ai appris qu’à la Pitié-Salpêtrière, le service Réanimation était entièrement équipé de matelas anti-escarres, et que les patients étaient massés plusieurs fois par jour de la tête aux pieds afin d’éviter toute dégénérescence de la peau suite au séjour. L’hôpital dans le quel mon père séjournait devait considérer cette pratique comme «paramédicale»…
Toute l’énergie de mon père était absorbée pour lutter contre les escarres. Les injections d’albumine n’ont pas suffi. Il sombrait progressivement dans le mutisme. Peut-être tentait-il de se réparer pendant ces moment de méditation.
Le grand départ
La veille de son Grand Départ, je sentis que mon père allait nous quitter. Mon frère cadet, qui comme moi n’avait jamais perdu espoir, me confirma que lui aussi sentait que la fin était proche. Après avoir quitté la chambre ce soir-là, je descendis les escaliers en titubant, ne sachant où trouver secours. Puis, comme guidé par mon instinct, je décidai de faire un crochet au Service Réanimation…
Là-bas, dans la salle d’attente, une famille était réunie, les grands serrant dans leurs bras les plus jeunes, attendant un pronostic pour leur maman… Je me suis adressé à l’aîné, lui expliquant les conséquences dermiques d’une immobilisation prolongée. Je lui ai dit qu’il allait se sentir petit dans cet environnement extrêmement sophistiqué, mais qu’il devait s’autoriser à faire des choses simples, comme louer un matelas anti-escarres. Il me remercia, et me dit qu’il allait mettre toute la famille à contribution le plus tôt possible. Je lui ai également suggéré de masser les pieds de sa maman chaque jour, car le matelas assure la circulation au niveau du dos et des jambes, mais le talon risque de se nécroser s’il n’est pas stimulé. Il me remercia encore.
En sortant du lieu, je me suis rendu compte que l’atmosphère avait changé. Quelques chose venait de s’ajouter à la fragilité ambiante. Une force que j’avais ancrée en moi, suite à 106 jours de surentraînement. Une force que le personnel de l’hôpital n’ose pas donner dans certains services : l’Espoir…
Lorsque les médecins (et parfois les proches) ne voient plus aucun espoir de rémission, le protocole des soins est réduit au stricte minimum. On n’aurait pas l’idée de coucher sur un matelas anti-escarres une personne qui, selon tous les pronostics, ne survivra pas… Or lorsque l’Espoir se perd, toutes les énergies positives changent de pôle, ce qui peut accélérer le processus de déclin. A l’inverse, dans bien des cas, un comportement positif crée de l’énergie positive, donc de l’Espoir. L’Espoir ralentit le déclin, et pour peu que le diagnostique ait été trop hâtivement posé, l’Espoir peut devenir salvateur. L’idée est donc de garder Espoir jusqu’au dernier souffle. Je ne parle pas uniquement des cas extrêmes liés au pronostic vital d’une personne, mais aussi de tout projet de la vie, qui sans Espoir, ne peut refleurir…
Après avoir donné de l’Espoir à cette famille, au lieu de rejoindre ma voiture, je repris à nouveau le chemin du bâtiment où mon père était alité. Je m’assis à son chevet, tenant sa main dans ma main. J’observai son visage attendant que ses yeux me regardent ou que sa bouche me sourie.
– Papa…
Cette tentative d’engager la conversation fut vaine. Il demeurait immobile…
– Papa…
Ai-je essayé une seconde fois, mais il ne répondit pas. Même son souffle ne changea pas de rythme. Je faillis me relever pour partir, puis je me repris, décidant de finir ma phrase :
– Papa… Je viens de ramasser une peau de banane…
Mon père n’eut pas la force d’ouvrir les yeux. Mais soudainement, son pouce se mit à caresser lentement le bout de mes doigts. Le lien qui existait entre lui et moi au moment où l’acte sacré était accompli, dépassait tout ! Je savais que le petit garçon que j’étais avait ancré en lui un sentiment de confiance et de bien-être instantané grâce à cette marque d’affection. Mais je venais de découvrir que le ramassage d’une peau de banane provoquait inévitablement cette caresse. C’était bien plus qu’un réflexe physiologique… C’était transcendant.
Une infirmière passe dans la chambre… Elle me regarde comme pour me dire qu’il est l’heure de partir… Je la regarde comme un enfant de 5 ans… Elle ne dit rien, baisse les yeux, et sort en refermant la porte.
***
Le lendemain, mercredi 6 juin 2007 par une après-midi ensoleillée, mon père quitta ce monde pour un monde meilleur. Quelques minutes auparavant, ma mère passait sa main sur son visage avec une douceur infinie. Son téléphone sonna… Elle sortit de la pièce pour ne pas déranger le sommeil de son homme. Une minute plus tard, il ouvrit les yeux dans un dernier éclair avant de relâcher ses efforts, glissant lentement vers l’ailleurs…
Chacun était à sa place : j’étais là, parce que je pouvais être là. Ma sœur et mon fils ainé pouvaient être là aussi. Ma mère ne le pouvait pas… Mon père décida de s’éclipser au moment où elle quitta son chevet. Le voir mourir lui aurait été insupportable, cette image l’aurait hantée toute sa vie.
Seul un Être qui tient sa vie entre ses mains est capable d’une telle délicatesse. Le moment était venu, mais l’instant pouvait être choisi.
Un Maître-ramasseur de peaux de bananes venait de s’éteindre. Sachant que sa présence allait manquer au monde, il laissa derrière-lui un enseignement précieux égrené tout au long de sa vie, et mis en valeur pendant ses 107 derniers jours. Un leçon de vie, pleine d’espoir et de combativité. Un optimisme insolent jusqu’au dernier souffle…
***
Lorsque j’avais 5 ans, mon père me donna une règle de conduite :
Si tu vois une peau de banane par terre,
ramasse-la et jette-la dans une poubelle !
35 ans plus tard, sur son lit d’hôpital, il me proposa de respecter un autre principe :
Regarde le côté qui sourit !
Je me suis longtemps interrogé sur le lien qui pouvait exister entre ces deux lois qui m’ont particulièrement touché. Et un jour, alors que je préparais une conférence dans laquelle je m’apprêtais à raconter cette histoire, le lien est apparu… lumineux :
Ce qui fait partie du décor n’attire pas l’attention et ne provoque aucune action. Seul ce qui brille nous met en émoi puis en mouvement… Lorsque nous nous habituons aux peaux de bananes qui traînent, nous ne pouvons les ramasser… Il convient donc de les faire briller !
Un sourire disgracieux, qui semble refléter de la souffrance ne peut être générateur de bons sentiments. Sauf si on prend conscience que ce sourire est offert avec la plus merveilleuse intention. Pour en prendre conscience, il convient de le faire briller !
Ces deux lois n’en font qu’une : elles rejoignent le même paradigme, cette vision du monde que mon père m’a invité à adopter et que je vous propose d’adopter en deux mots :
Faites briller !
Stéphane SOLOMON
Le côté qui sourit
20 février 2007… Je vais vers mes 40 ans, et mon père vers ses 80. Mon téléphone sonne… Il est 3h du matin, donc je devine qu’il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle, d’autant que la veille au soir, j’ai déposé mon père dans la clinique de sa ville à cause de quelques vertiges. Le médecin n’a rien vu de spécial. Il a proposé de le garder pour des examens plus approfondis le lendemain.
Lorsqu’on identifie un Arrêt Vasculaire Cérébral (AVC), il est possible de sauver le patient en injectant un activateur de plaminogène tissulaire dans les 3 à 4 heures qui suivent l’accident. Les symptômes sont connus, en particulier par le personnel médical et les services d’urgence. Mais lorsque mon père a fait un arrêt respiratoire en pleine nuit, l’infirmière a paniqué, et le médecin (une stagiaire spécialisée en cardiologie) a traité l’AVC comme un infarctus. Ce qui a plongé mon père dans un profond coma.
Comment peut-on subir un AVC en milieu hospitalier sans recevoir l’injection de l’activateur plaminogène dans les minutes qui suivent ? Je vais vous livrer une théorie psychologique très intéressante :
Les biais cognitifs
Avant même de commencer à penser, l’être humain passe par une phase inconsciente extrêmement rapide qui va orienter sa pensée. Cette orientation dépend des Croyances, des Valeurs, de l’Éducation, des Expériences… de l’individu. Par exemple, si je pense à ramasser une peau de banane lorsque j’en vois une, ce n’est pas parce que c’est dans «la «ature humaine». La plupart des gens pensent juste à l’éviter et à dandiner de la tête en pensant à l’abruti qui l’a jetée. Il y a donc quelque chose en moi qui me dirige vers des pensées et des sentiments spécifiques. Et une fois que mon monde intérieur est ainsi secoué, j’agis dans le monde extérieur de façon alignée à ce qui se produit en moi.
Tout ce qui se produit dans le monde extérieur a d’abord existé dans le monde intérieur
La pensée qui suit un évènement est très différente d’une personne à une autre. C’est pour cette raison que lorsque vous prononcez un mot devant une assemblée, par exemple «portable», chaque individu part vers des pensées très différentes. Certains seront convaincus que vous parlez d’un téléphone, d’autres penseront qu’il s’agit d’un ordinateur. Certains croiront que vous voulez leur en vendre un, d’autres se diront «zut ! Je l’ai encore oublié à la maison !». En moins de 3 secondes, 1.000 personnes auront 1.000 pensées différentes. Plus vous garderez le silence après avoir dit le mot, plus les pensées se distingueront.
Le biais cognitif est un processus automatique qui dépend principalement des expériences vécues. Par exemple, une personne qui a commandé un produit sur Internet et qui ne s’est jamais faite livrer, va réduire ses achats sur le WEB, voire tirer un trait sur cette pratique. Le fait que des millions de colis soient livrés chaque jour dans le monde entier ne changera rien à son jugement personnel. Ce qui compte, avant même de commencer à réfléchir, c’est de filtrer les «possibles» en fonction de son propre parcours.
Nous avons tous en nous une collection de jugements-réflexe de ce type qui ne permettent pas d’évaluer les faits tels qu’ils sont, mais tels qu’on les perçoit. Pour reprendre notre exemple, une personne qui ne s’est pas faite livrer son colis devrait, en théorie, entreprendre une procédure simple pour se faire rembourser, et gratifier le commerce électronique pour les sécurités qu’il propose. L’incident est certes désagréable, mais il y a moyen d’appliquer une procédure corrective qui permet de maintenir la pratique. Mieux : l’incident pourrait être perçu comme une expérience positive qui confirmera que les achats sur Internet sont avantageux, si on sait gérer les quelques petits incidents… Il y aura donc un jugement-réflexe au moment de la prise de décision qui dira : fais-le ! Tu sais que tu ne risques rien. Tu l’as déjà vécu…
Les biais cognitifs ne sont donc pas bons ou mauvais en soi. Ils sont bons lorsqu’ils vous permettent d’avancer dans la vie, et mauvais s’ils vous minent la vie. Ils font de nous des êtres humains avec des qualités et des défauts, avec des faiblesses et des forces… Sans nos biais cognitifs, nous serions des fourmis. Il est donc plus pertinent de jouer avec ses biais plutôt que de tenter de les éliminer.
Le fait de savoir que même la personne la plus intelligente du monde est soumise à ses jugements, ses filtrages, ses aprioris, etc. permet de changer sa vision du monde. D’ailleurs, ma définition de l’intelligence a changé depuis que j’étudie les biais cognitifs : l’intelligent est celui qui reconnaît ses biais et ceux des autres, qui les respecte, qui les observe avec un regard bienveillant, et qui autorise les autres à être autrement intelligents. Ce qui ne l’empêche pas de se défendre et de défendre les siens l’arme au poing lorsque c’est nécessaire. Bien au contraire : reconnaître l’autre, c’est lui donner une place, une fonction… Si cette fonction contrarie vos objectifs ou vous met en danger, il vous appartient d’agir pour que ses actions ne vous affectent pas.
Mais à 39 ans, je ne savais pas tout ça… Pour moi, toute personne qui portait une blouse blanche savait forcément comment traiter le corps humain. C’était mon biais : mon jugement-réflexe dès qu’un médecin apparaissait. Je ne savais pas qu’un cardiologue pouvait être dangereux pour une personne qui fait un arrêt cérébral. Je ne savais pas que ses biais cognitifs pouvaient l’amener à injecter de l’adrénaline dans le corps d’un homme qui a besoin d’un activateur de plaminogène tissulaire…
107 miracles…
Transporté le lendemain matin dans un hôpital plus grand, mon père fut admis en Réanimation. Le médecin-chef nous a dit qu’il ferait de son mieux pour le sauver, mais qu’il allait probablement garder des séquelles irréversibles. En effet, lorsque mon père se réveilla 4 jours plus tard, son côté droit était complètement paralysé. Sa détresse respiratoire ne lui permettait pas de reprendre son souffle. Il fut replongé dans un coma artificiel pour que l’assistance respiratoire mécanique fasse sa rééducation.
Jusque-là, les seules prières que je connaissais étaient des prières de Gratitude. Je me rendais à la synagogue pour remercier D.ieu de la naissance de mes enfants, ou pour d’autres évènements heureux. Depuis longtemps j’avais abandonné les supplications ou les demandes d’absolution. Je ne pensais plus à demander de l’aide au ciel, car pour moi, l’aide divine était permanente et continue.
J’ai contacté Henri, le responsable de ma communauté culturelle et cultuelle pour lui demander quelle prière je pourrais formuler, dans quel livre je pourrais la trouver, de quelle façon je devais la réciter ? Il me répondit ceci :
Si c’est pour ton père, il n’y a pas de prière officielle, pas de livre, et pas de façon de faire… Les mots seront ceux que ta bouche pourra prononcer, ton livre sera ton cœur, ta façon sera celle d’un fils qui aime son père. Aucun protocole religieux ne peut dépasser ça ! Isole-toi dans un coin, et parle à D.ieu. Demande-lui ce que tu veux. Rappelle-toi qu’il est tout-puissant. L’Amour sans limites que tu as pour ton père a besoin de s’associer à la toute-puissance.
J’ai beaucoup prié. J’ai appris… Et tandis que j’apprenais à prier, mon père apprenait à respirer.
Je me souviens de la première fois où mon frère cadet m’a appelé pour me dire que mon père était réveillé, et qu’il lui a parlé. J’étais en chemin pour l’hôpital, et j’avais hâte d’échanger quelques mots. Malheureusement, la discussion avec mon frère l’avait épuisé. Au moment où je suis arrivé, il dormait… Mais le fait de le voir respirer sans appareillages m’emplissait de joie. J’ai pleinement profité des 10 minutes auxquelles j’avais droit, en le regardant dormir comme un bébé, sans aucun branchement.
Je me souviens également qu’un rabbin m’a dit ceci :
Si tu as besoin d’un crédit, adresse-toi à ton banquier. Si tu as besoin de faire réparer ta voiture, adresse-toi à ton garagiste. Si tu as besoin de soins, adresse-toi à ton médecin. Si tu as besoin de travailler, adresse-toi à ton employeur ou à tes clients. Mais si tu as besoin d’un miracle, adresse-toi à D.ieu… Les miracles, c’est son rayon !
Lorsque mon père recommença à parler avec nous, je n’ai pu m’empêcher de gratifier l’environnement incroyablement sophistiqué dans lequel il se trouvait. Je me sentais tout petit devant la perfection des machines et le dévouement du personnel. J’ai appris plus tard, que se sentir petit n’était pas une posture proactive. Même dans un environnement impressionnant, nous pouvons toujours nous joindre à l’effort de ce qui nous dépasse…
Après 3 semaines en Soins Intensifs, mon père fut transféré au service Pneumologie, dans lequel les visites n’étaient plus aussi limitées. Une semaine plus tard, il eut la joie d’apprendre qu’il était à nouveau grand-père : ma fille cadette est née le trentième jour de son hospitalisation. Après avoir assisté à l’accouchement, je pris quelques photos pour les emmener au chevet de mon père. Il faut savoir que pour moi, mettre les pieds dans deux hôpitaux le même jour, relève de la transcendance !
Durant ses 107 jours d’hospitalisation, je lui ai rendu visite quotidiennement (j’ai dû rater un seul jour, je ne me souviens plus pourquoi). Ça fait réfléchir… Pourquoi cette disponibilité soudaine ? Le temps qui nous restait devenait-il plus précieux ? Certainement… C’était également le cas de chaque mot que nous pouvions échanger, car certains jours, mon père ne pouvait pas parler. Nous savions à peine s’il nous comprenait… Ses yeux fixaient le plafond, et il fallait agiter une main devant son visage pour qu’il commence à observer ce qui se passe autour de lui. Mais quelle que soit l’issue de la visite, chaque jour était un miracle.
Mon héritage
Lorsque j’étais petit, mon grand-père maternel me raconta l’histoire du Comte de Monte-Cristo. Il aimait toutes les œuvres d’Alexandre DUMAS. Le passage qui m’a le plus marqué, racontait la façon dont Monsieur Noirtier, un paralytique, pouvait communiquer avec ses proches : on lui dictait doucement les lettres de l’alphabet, et il clignait d’un œil lorsque la lettre à écrire était atteinte. On recommençait ainsi en repartant de la lettre A… Reproduire cette expérience avec mon père, les jours où il ne pouvait pas communiquer autrement fut extrêmement troublant. Le temps semblait s’arrêter… Parfois il s’endormait au milieu d’un mot et j’attendais son réveil pour la suite. Lorsqu’il se souvenait de ce qu’il avait commencé à dire il poursuivait, mais d’autres fois, il fallait lâcher prise sur les phrases inachevées pour pouvoir en apprécier de nouvelles. Parfois, je quittais l’hôpital avec 4 ou 5 mots griffonnés. Il m’appartenait de finir la phrase ou de la laisser ouverte…
Entre les jours avec et les jours sans paroles, entre les phrases complètes et les inachevées, entre la patience nécessaire pendant son sommeil, et l’ingéniosité improvisée en fonction de son état au réveil, j’ai appris en quelques semaines à écouter mes émotions et à m’en servir pour être «efficace». Parfois l’efficacité consistait à transmettre un message existentiel à mes frères et sœurs. D’autres fois, nous nous contentions de plaisanter à propos de futilités. C’est là que j’ai compris que certaines banalités sont très efficaces, ne serait-ce que par le contraste qu’elles créent face aux choses profondes. Imaginez ce qu’étaient 2 heures au chevet de mon père, lorsque le début de la discussion portait sur le tour de poitrine de l’infirmière chef, puis après un court sommeil de 10 minutes, lorsqu’il évoquait certains passages de la bible ou des concepts philosophiques…
Un jour, alors qu’il dormait, je sortis dans le couloir de l’hôpital pour discuter avec ma sœur. Nous étions assis sur un petit banc, juste à côté de la porte, bien fermée. Elle me confia qu’elle ne savait pas s’il avait encore toute sa tête. Elle en doutait parfois jusqu’à se demander s’il la reconnaissait. Cette pensée ne m’avait jamais traversé l’esprit : j’étais sûr qu’il nous reconnaissait ! Par contre, ce qui me manquait, ai-je confié à ma sœur, c’était son sourire… Sa paralysie faciale nous privait de la moitié de son visage. Seule la partie gauche souriait. La bouche ainsi tordue, son visage semblait exprimer de la douleur… Je mis longtemps à comprendre qu’il souriait. Il y avait le sourire d’avant le 20 février, et le sourire d’après…
En retournant dans sa chambre, nous le trouvâmes encore endormi… Ma sœur décida de rentrer chez elle. Je suis resté 5 minutes de plus. Il se réveilla au moment où je prenais mes affaires. C’était un jour sans paroles, j’ai donc entrepris d’appliquer la méthode que j’ai apprise de mon grand-père, ou plutôt d’Alexandre Dumas :
Lettre après lettre, les mots commencèrent à se former. Je n’ai pu saisir le sens de sa phrase qu’en la relisant plusieurs fois. Voici ce que mon père me communiqua ce jour là :
R.E.G.A.R.D.E. L.E. C.O.T.E. Q.U.I. S.O.U.R.I.T.
Mon père nous a-t-il entendus parler à travers cette porte ? Cela me paraissait impossible ! Seuls certains animaux, dotés d’une ouïe surdéveloppée auraient pu nous entendre. La seule chose qui pouvait expliquer cette réponse (en restant terre-à-terre), c’était un état de conscience modifiée pendant qu’il semblait dormir : une sorte de transe hypnotique pendant laquelle il pouvait se focaliser sur certaines choses sans se laisser distraire par d’autres.
Mon père a toujours eu une capacité de concentration remarquable. Le fait qu’il ait décidé de développer cette aptitude alors qu’il était cloué au lit, me parait probable aujourd’hui. Un peu comme les aveugles développent les 4 autres sens pour compenser leur handicap. Quoi qu’il en soit, mon père avait bien plus que sa tête !
«REGARDE LE COTE QUI SOURIT» n’était pas seulement une réponse de l’instant. C’est une réponse pour la vie ! Mon père a essayé de m’enseigner cette philosophie durant ma jeunesse à travers la métaphore de la «bouteille à moitié pleine». Je me souviens qu’il était un grand partisan de ce principe, et qu’un soir où nous parlions (je devais avoir 17 ou 18 ans), je défendais l’idée purement logique selon laquelle une bouteille à moitié pleine était aussi à moitié vide, quoi qu’il dise !
Que de temps m’a-t-il fallu pour comprendre la nuance… Et encore, je ne suis pas sûr d’en saisir toute la mesure.
«REGARDE LE COTE QUI SOURIT» eut l’effet d’un éveil qui se manifesta par un acte qu’on pourrait qualifier d’irrévérencieux si je n’y avais pas été invité : je pris la feuille sur laquelle cette phrase était écrite, et je l’ai posée sur la partie inerte du visage de mon père. Aussitôt, il m’offrit son plus beau sourire. Un sourire parfait, car la partie que je cachais ne pouvait plus me révéler sa disgrâce. Ne pouvant voir ce que cette feuille cachait, mon imagination se mit à mon service pour compléter ce sourire que je connaissais bien. Ce que je voyais était lumineux… Donné avec tant d’Amour, que rien ne pouvait gâcher l’instant.
Je tenais ma vie entre mes mains :
- Soit je lâchais cette feuille pour rejoindre la réalité purement physique et observer un visage déformé, incapable de sourire «normalement».
- Soit je maintenais cette feuille en place pour observer un sourire intègre, et retrouver mon père !
Il m’appartenait d’en décider !
Si vous savez recevoir ce qui vous est donné, grâce à une petite étincelle vous pouvez allumer un feu de joie. Mon père me donnait un vrai sourire, avec la plus généreuse des intentions. Il m’appartenait de compléter intérieurement ce qui ne pouvait se manifester extérieurement. Le déclencheur était là, L’Énergie circulait… Il y avait tant de possibles !
Avant son accident, mon père et moi avions des discussions «philosophico-familiales». Un jour, il me confia que lorsqu’il fut interdit d’école et que son père lui a dit qu’il allait lui apprendre tout ce qu’il savait, il a ressenti une énorme joie ! Il aimait les études, il aimait les sciences, il aimait l’école et il aimait ses professeurs. Mais jamais aucun professeur ne lui a dit «je vais t’apprendre tout ce que je sais !». C’est cette intention qui donna à la transmission de son père toute sa valeur.
Peu de gens vous donnent tout ce qu’ils ont…
Un hémiplégique qui vous donne la moitié d’un sourire, vous donne tout ce qu’il a !
Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on voit, mais l’émotion qui se manifeste. En fermant les yeux, vous pouvez sentir l’Énergie envahir les lieux…
En cet instant de grâce, mon père me donnait tout ce qu’il avait… Alors j’ai pris ! Et j’ai reçu un nouveau monde. Il ne me restait plus qu’à donner un mon père un échantillon de mon nouveau monde pour qu’il puisse rejoindre le sien… Je vous en parlerai dans le dernier épisode de «La peau de banane»
L’adolescent et la peau de banane
J’ai 14 ans. Je marche à côté de mon père pour rejoindre son atelier à Joinville-Le-Pont. Nous avons déménagé. La ville est propre, il n’y a quasiment plus de peaux de bananes qui trainent. Et puis mes préoccupations sont ailleurs : on vient de révéler mon diabète de type 1.
M’injecter de l’insuline 3 fois par jour ne me pose pas de problèmes. Les premières fois furent douloureuses, mais je m’y suis fait. Ce qui m’inquiète le plus, c’est l’hypoglycémie : une peau de banane qui ne prévient que sous forme de malaise.
– Et si j’étais en hypo ?
Voilà la question qui hante mes journées ! Je vis donc dans l’hyper-vigilance des hypoglycémies…
L’hypoglycémie se manifeste par une sensation de faim, des tremblements et des sueurs froides. Mon problème : la peur de l’hypoglycémie se manifeste presque de la même façon. Côté soins, en cas de vrai hypo je dois croquer un ou deux morceaux de sucre, alors qu’en cas d’hypo imaginaire le sucre est à proscrire. Heureusement pour moi, il y a un moyen de savoir où j’en suis : en me piquant un doigt et en déposant une goutte de sang sur une bandelette chimique, je peux savoir où en est ma glycémie grâce à des codes de couleurs. Je suis donc pressé d’arriver à l’atelier, pour délibérer de mon sort… J’accélère le pas.
Sur le chemin, je croise une planche de bois plantée d’un clou. Je l’évite en la repoussant avec mon pied. Mon père marche derrière moi, et je change soudain de peur… Il risque de se blesser à cause de moi ! Je me retourne :
Mon père est accroupi. Il va bien… Il saisit la planche de bois, colle la pointe du clou contre le trottoir et monte sur le bout de bois. Il en extrait le clou, pose la planche le long d’un mur, et jette le bout de métal dans une poubelle. Puis il me sourit, comme si j’avais fait quelque chose de bien. Mais mon feedback n’est pas dans la même vibration : je me sens honteux et coupable ! Pour moi, ce sourire est ironique…
- Les personnes en manque de confiance en soi perçoivent les sourires comme des rictus et les rires comme des moqueries.
- Les personnes rongées par le manque d’argent perçoivent les cadeaux qu’on fait à leurs enfants comme un message dévalorisant du type «puisque tu n’es pas capable de gâter tes enfants, il faut bien que quelqu’un le fasse».
- Les personnes qui ont peur d’être malades interprètent un bilan sanguin avec catastrophisme : chaque mot qu’ils ne comprennent pas est forcément annonciateur d’une mauvaise nouvelle.
- Les parents qui ont des difficultés avec leurs enfants interprètent tout conseil éducatif généraliste comme une remarque désobligeante, spécifiquement à leur égard.
- etc.
Mais à 14 ans, je ne savais pas encore tout ça. Je croyais que tout ce que je percevais était la seule réalité. J’évoluais donc dans un monde injuste : me voilà atteint d’une maladie incurable qui nécessite un contrôle permanent. J’ai redoublé ma quatrième parce que mon état et mon hospitalisation ne m’ont pas permis de finir l’année scolaire. Je n’ai plus droit aux sucreries, aux gâteaux, au chocolat, et même la taille de mes sandwiches doit être raisonnable. Si je veux dormir chez un ami, je dois emporter mes flacons d’insuline et mes seringues avec moi… Et quelle fille voudra d’un type qui ne saura pas distinguer l’émoi d’un baiser d’une hypoglycémie ?!
C’est ainsi que j’égrenais mes pensées, telles des peaux de bananes que l’on jette sur son propre chemin pour glisser dessus. Ça fait mal ! Et pourtant, on y tient à nos nuisibles… Il y a une certaine complaisance à se sentir victime et à chercher des coupables. Une fois engagé sur cette voie, le moteur est lancé, et il est difficile de faire marche arrière. On appelle ça l’Inertie Mentale. En physique, on parle de «conservation de la quantité de mouvement» ou plus généralement de «la conservation d’énergie».
La mésestime de soi est aussi facile à maintenir que l’estime de soi. Mon diabète a changé mes outils de maintenance… Qu’est-ce qui pouvait me sortir de là ?
Arrivé dans l’atelier, après avoir vérifié ma glycémie (je n’étais pas en hypo cette fois), je m’assois pour souffler. Mon père me demande de lui donner un coup de main pour déballer un carton qui est arrivé la veille. Je m’exécute sans grande conviction et sans même remarquer le logo qui illustre le conteneur, et qui pourtant aurait dû attirer toute mon attention.
J’ouvre le carton, et j’y trouve un TRS-80… C’est un ordinateur ! L’un des premiers modèles populaires, bien avant l’Atari, le Commodore, l’Amstrad ou le PC. La vue de cette machine m’a fait un choc… Pour que vous compreniez pourquoi, il faut que je remonte 2 ans (presque 3) en arrière :
Si mon père aimait les discussions et les moments à deux, ma mère préférait les sorties collectives, et ce matin de 1979, nous marchions en famille le long des couloirs du «salon de l’enfance». Il y en avait pour tous les goûts : des activités sportives, des jeux de société, des jouets… Et dans un coin du salon, une étrange estrade au-dessus de laquelle trônait le logo de TANDY/RADIOSHACK. Je suis comme «attiré» par le stand, je monte les 3 escaliers qui élèvent la rotonde et je comprends pourquoi : il y avait là une dizaine de claviers qui ressemblaient à des machines à écrire, et j’adorais ça ! Mon père avait une vieille Remington Rand à la maison. Il s’en servait pour les courriers qui nécessitaient un double. J’aimais utiliser cette machine… Mais ce que je venais de découvrir relevait de la Science-Fiction : non seulement les caractères apparaissaient sur un écran, mais on pouvait les effacer sans laisser de traces. L’animateur du stand me dit alors :
– Tu veux faire le test ? Si tu réussis, tu gagneras deux raquettes et une balle en mousse…
J’accepte de jouer. Il s’agissait de reproduire ce qui était écrit sur un présentoir. Je m’en souviendrai toujours :
10 PRINT "QUEL EST TON PRENOM ? " ;
20 INPUT A$
30 PRINT "BONJOUR " ; A$
40 GOTO 30
RUN
Je m’applique pour écrire ces 5 lignes. Pas si facile ! J’ai obtenu quelques SYNTAX ERROR avant de résoudre le problème avec l’animateur. Au final, et après un dernier RUN, le TRS-80 me demande mon prénom. Je saisis «STEPHANE», et il me répond «BONJOUR STEPHANE» à l’infini ! Ça file à toute allure sur l’écran. Le programme ne s’arrête que grâce à un bouton «Reset» qui se trouve derrière la machine. Je trouve ça extraordinaire ! A en pleurer d’enthousiasme !
Je n’ai pas quitté le stand de la journée, enchaînant des programmes de plus en plus complexes. Et lorsqu’un autre enfant avait du mal à venir à bout des 5 lignes d’initiation, j’allais l’aider. Je connaissais tous les pièges… L’animateur était tellement content d’avoir un petit assistant, qu’il m’a offert deux coupons pour les raquettes et les balles en mousse. Il fallait aller les récupérer dans une boutique, rue des Pyrénées à Paris.
Le samedi suivant, je jouais aux cartes avec mon cousin chez mes grands-parents. Je lui ai montré mes coupons, et il m’a proposé de m’accompagner pour retirer mes cadeaux. Après avoir remonté la rue de Charonne, nous avons rejoint la rue des Pyrénées… 1,5 km de marche dont les trois quarts sont en montée. Ouf ! Arrivés au bout, j’entre dans la boutique. Ce n’était pas une boutique de jouets, mais un show-room de TRS-80 !
J’ai récupéré mon cadeau et donné le deuxième en guise de récompense à mon cousin. Avant de sortir, je me place devant un TRS-80 pour écrire le programme que je connaissais par-cœur, puis RUN… Mon cousin saisit son nom, et il s’exalte devant le résultat !
Un client potentiel entre et nous regarde. Le vendeur le salue et lui dit :
– Voyez, nos ordinateurs sont tellement faciles à utiliser que même les enfants savent s’en servir !
Depuis ce jour, j’ai passé tous mes mercredis après-midi, et mes samedis dans ce show-room. J’ai dû en vendre des machines, l’air de rien… Mais j’ai surtout découvert l’informatique et ses deux principaux langages de programmation de l’époque : Le BASIC, puis l’ASSEMBLEUR. Par Sérendipité, mon niveau scolaire en mathématiques s’en trouva amélioré. Bon… Je suis modeste quand je dis «amélioré». Disons que je suis passé d’avant-dernier à deuxième de la classe !
D’autres ados fréquentaient cette boutique, mais j’étais le plus jeune et celui que les vendeurs trouvaient le plus doué. Parfois, j’aidais mes ainés à trouver la faille dans leurs programmes.
Pendant plus de 2 ans, j’ai demandé à mon père de m’acheter cette machine. Mais il n’y avait pas moyen : elle coûtait 7.000 francs. C’était l’équivalent de 5.000 euros d’aujourd’hui (tenant compte du SMIC de l’époque et du prix du pain)… Je m’étais fait à l’idée que jamais je n’aurais une telle machine chez moi. Alors je continuais à remonter la rue de Charonne puis la rue des Pyrénées, sans ressentir l’effort, pendant 2 ans. Un peu comme si on me tractait…
Mon père n’avait pas les moyens de m’offrir un TRS-80. Comment a-t-il fait ? Comprenez ma surprise lorsque j’ai déballé mon cadeau quelques jours après ma sortie de l’hôpital. J’ai longtemps ironisé sur la motivation de ce cadeau. Lorsque mes amis me demandaient si je l’ai eu pour mon anniversaire, je répondais :
– Non, je l’ai eu pour mon diabète !
M’adonner à ma passion pour l’informatique m’a permis de traverser mon adolescence sur un manège enchanté. Désormais, je passais plusieurs heures par jour à programmer, et surtout à résoudre des problèmes de programmation. Un an plus tard, je maîtrisais complètement la machine. La seule façon de maintenir cette passion était de partager ce Savoir. J’ai commencé chez moi avec des amis, puis j’ai créé un club d’informatique au collège. J’ai formé mes copains, puis 3 professeurs, qui «ne voulaient pas mourir idiots». C’est ainsi que je suis entré de plein pied dans le monde de la pédagogie. Je me souviens que pour saluer mes professeurs, j’ai préparé un speech de bienvenue qui ressemblait approximativement à ça :
«Bienvenue dans ce premier cours d’informatique. Je vais vous apprendre à vous servir de cet ordinateur pour faire toutes sortes de choses liées à votre matière. Posez-moi des problèmes et on trouvera les solutions ensemble. Ce cours sera très différent des cours habituels. Par exemple : vous avez le droit de mâcher du chewing-gum !»
Tout le monde a souri…
Grâce à des fonds communs (une tirelire du club), nous avons acheté le premier lecteur de disquettes… Un luxe pour l’époque. Nous avons également acheté des livres pour progresser. Je les lisais avant de transmettre. J’étais bien plus qu’un prof ou un formateur. J’étais un facilitateur : je convertissais le langage compliqué des auteurs pour le rendre simple à un public de néophytes.
Un an plus tard, la Directrice de l’établissement me convoqua :
– Stéphane, Monsieur le Maire a acheté 6 ordinateurs pour le Centre de Loisirs de la ville. Il cherche un formateur pour donner des cours à des enfants le mercredi, et à des adultes deux soirs par semaine. L’ingénieur qui a commencé à animer ces activités vient de se désister. J’ai parlé de toi au Maire. Il veut te rencontrer… C’est pour du travail : tu seras payé !
J’ai fait deux cours d’essai avec des adultes. Ils ont été sondés par l’Adjoint au Maire, et ont tous répondu d’une seule voix que c’était du sérieux : un excellent niveau technique, et des compétences pédagogiques nettement supérieures à celles de mon prédécesseur. Le Maire, Monsieur Pierre AUBRY a dit à son adjoint que malgré mon jeune-âge je devais être traité comme tous les employés de mon niveau, payé au même taux que l’ancien formateur, avec les mêmes avantages sociaux et les mêmes égards… Le comptable de la Mairie s’est occupé de tout ce qui concernait les papiers de mon premier emploi. J’étais lycéen et je touchais le salaire horaire d’un ingénieur. Je travaillais 4 à 8 heures par semaine, et je gagnais environ 500 Francs par mois, sans que cela ne gêne ma vie d’étudiant. J’ai également formé une partie du personnel de la mairie à la bureautique, lorsque les PC ont commencé à faire leur apparition, sur des logiciels tels que TEXTOR, EPISTOL, WORDSTAR, MULTIPLAN, DBASE, FRAMEWORK…
Ces évènements m’ont permis d’adopter une attitude qui me suit depuis :
- Toujours semer avant de récolter (donner avant de recevoir)
- S’attendre à un retour qui vient aussi «d’ailleurs»
En d’autres termes, les personnes servies gratuitement peuvent contribuer au «club», à la maintenance, au bouche-à-oreille, à la motivation, à l’apprentissage… Mais la récompense personnelle, qu’elle soit financière ou d’une autre nature, vient principalement d’ailleurs… De tout ce qu’on ne maîtrise pas, mais qui découle de l’action initiale.
J’ai attendu plus de 10 ans avant de demander à mon père ce que signifiait le sourire qu’il m’a lancé le jour où j’ai shooté sur cette planche de bois… Le jour où je me suis senti coupable de ne pas remplir ma mission. Et il m’a dit ceci :
– Si à ma place, derrière toi ce jour-là, il y avait eu une personne âgée ou un enfant… Aurais-tu agi de la même façon ?
– Non… Je crois que j’aurais ramassé cette planche.
– Alors tu vois ? C’était juste la réaction d’un ado qui s’affirmait devant son père et qui lui disait «Tiens, occupe-toi de cette peau de banane, puisque tu sais donner des leçons… Montre-moi de quoi tu es capable !»… Alors je l’ai fait. C’est une simple délégation d’un responsable à un autre. Tu savais très bien à qui passer le relai. C’est une qualité !
– Je me suis senti coupable ce jour-là !
– Pas de victime, pas de coupable mon fils…
– J’ai pensé à ce qui aurait pu t’arriver… Pendant tout le trajet, je me suis dit que ça aurait pu mal tourner…
– Je sais… Mais ça n’a rien à voir avec l’évènement. C’est une question d’état d’esprit. La plupart des gens préfèrent se sentir coupables plutôt que Responsables. La culpabilité entraîne l’inertie. La Responsabilité nécessite un effort : des actions correctrices, de la Communication, du Changement… L’Homme est partisan du moindre effort ! Et lorsqu’il est affaibli et diminué, il se laisse mener par les évènements.
– Tu parles de mon diabète ?
– Oui. L’adolescence est déjà une période difficile… Avec ton diabète tu as tout amplifié, multiplié… C’est le cas de toutes les personnes qui vivent un coup dur, et c’est tout à fait normal au début. Mais c’est un début qui risque de durer longtemps si on ne fait rien. Plus le temps passe, plus l’habitude de glisser sur ses propres peaux de bananes s’installe, et on s’enfonce. Il faut sortir de là au plus vite pour reprendre sa vie en mains.
– Mais c’est grâce à toi que je m’en suis sorti. Je n’ai pas repris ma vie en mains tout seul…
– Le rôle des parents est d’aider leurs enfants à grandir et à devenir adultes. La question du POURQUOI ne se posait même pas… Il restait à découvrir COMMENT. Ma tâche a été facile grâce à ta passion pour l’informatique. J’étais sûr que le TRS-80 allait te remettre d’aplomb, et là encore, tu as tout amplifié, multiplié. Tu avais un niveau d’ingénieur à 16 ans et tu es même devenu Professeur… Mais si tu regardes de plus près, je n’ai pas fait grand-chose : j’ai livré le matériel, et je t’ai laissé faire. Tu t’es bien débrouillé !
Mon père n’aurait pas pu me débarrasser de chaque peau de banane qui minait ma vie d’adolescent et que j’éparpillais autour de moi. Il a donc agi un cran au-dessus : il a trafiqué mon générateur de peaux de bananes, et j’ai fait le reste de façon Autonome et Responsable. Dans le jargon du coaching, on appelle ça la «Proactivité».
Je n’ai pas arrêté de semer, j’ai juste changé d’objet… Aujourd’hui, après une belle carrière comme formateur en informatique, c’est ma passion du Développement Personnel que je partage. Je lis des livres délicats et je les rends plus digestes, j’apprends des principes psychologiques complexes et je les rends accessibles grâce à des exemples du quotidien. Le retour est parfois immédiat : je donne et je reçois. Mais souvent, la récompense fait plusieurs rebonds avant de venir à moi. Je donne à quelqu’un qui donne à son tour… Et de transmission en transmission, la récompense se transforme et me revient sous différentes formes.
Quoi qu’on fasse, on sème !
La raison du plus fort
L’écorce du fruit exotique que je m’évertuais à ramasser jusque-là était une mission à la portée d’un enfant de 5 à 10 ans. Mais en travaillant avec mon père une journée entière dans son atelier, j’ai découvert un nouveau monde : celui des symboles et des choses symbolisées… J’étais en âge d’intégrer un sens plus profond :
La peau de banane représentait désormais toute forme de piège, d’épreuve, de difficulté. Il appartient aux ramasseurs qui les voient briller, d’agir pour éviter la glissade…
Mon frère est donc tombé sur une peau de banane coriace autrement appelée «cruauté gratuite». Récemment, un mot plus populaire a fait l’objet de campagnes préventives : le «harcèlement». Mais à l’époque dont je vous parle, il n’y avait ni affichettes dans les couloirs, ni débats en classe, ni émissions de télévision sur le sujet. Dany trébuchait sur sa peau de banane chaque jour, et en tentant de la ramasser pour lui, je suis tombé sur une autre difficulté appelée «injustice», qui m’a plongé dans un certain mutisme… A quoi bon me défendre ? Toutes les preuves sont contre moi !
Quant à ma parole, elle était bien seule contre toutes les autres… Mon frère aurait-il pu m’aider ? Visiblement non… Il avait peur ! Il était «Dany le gros !», et ça faisait de lui un être qui n’attirait que des moqueries. Pourquoi ses camarades de classe se sont-ils focalisés sur ce trait physique ? Ont-ils été éduqués pour faire briller ça, comme je l’ai été pour faire briller les peaux de bananes ? Vous allez découvrir dans la suite de cette histoire que Marc (le sale gosse que j’ai amoché) n’était que la partie visible de l’iceberg…
Mon père ne savait pas ce qui a provoqué la dispute. Il a juste constaté que j’ai me suis bagarré et que ce n’était ni dans mes habitudes ni dans ma nature. D’autant plus que j’écrivais régulièrement des poèmes sur la Paix dans le monde… Il en a conclu que je gardais en moi une version différente des faits qui m’étaient reprochés. Mais comment me faire parler ? Le monde des adultes venait de me condamner et je n’avais envie de parler à personne… En tout cas, pas de ça !
Mon père savait que la Communication pouvait être réenclenchée s’il m’aidait à m’élever intellectuellement et à m’affirmer. L’épanouissement personnel était un coffre dont il connaissait la combinaison. Après son lâcher-prise le premier jour, histoire de m’observer et de me laisser respirer, il commença à désamorcer le problème en utilisant tout ce qui me renforçait. Puis, en comparant une faute d’impression à une peau de banane qu’il ramassait volontiers pour éviter la glissade à ses clients, il me fit entrer dans le monde merveilleux des paraboles métaphoriques et de leur profondeur.
Lorsqu’il m’expliqua qu’en aidant ses clients au-delà de sa simple fonction, il ressentait des avantages spécifiques : l’Estime, le Respect, la Fidélité, la bonne Réputation qui s’étendait jusqu’au bouche-à-oreille… J’ai fait l’analogie avec mon geste de ramasseur de peaux de bananes qui me donnait Amour, Approbation, et un sentiment de Protection et de Sécurité… Nous étions dans la même vibration, moi dans un monde d’enfant, lui dans son univers d’adulte, dont je commençais à percer les secrets.
Le troisième jour fut celui de ma délivrance. Voici l’histoire :
Qu’il était bon ce matin-là de marcher aux côtés de mon père à l’heure où pratiquement aucune voiture ne circulait dans nos rues. Nous étions seuls au monde, main dans la main. Alors que tous mes camarades de classe dormaient encore, j’apprenais à compter les feuilles 5 par 5 ou 3 par 3 selon leur épaisseur, afin de former des carnets de 50 pages. En partant d’une ramette de 500 feuilles, j’étais désormais capable d’intercaler 2 cartons toutes les 50 feuilles pour former 10 carnets en moins de 2 minutes. Mon père m’expliqua à quel point les techniques étaient précieuses pour gagner des heures, lorsque le travail était répétitif ou peu stimulant pour l’esprit. Il fallait trouver la motivation en soi, jouer avec ses outils, et améliorer ses techniques mentales pour battre ses propres records.
Il n’y a de meilleur concurrent dans la vie que soi-même !
Après une composition rapide d’une carte de visite, il lança la HEIDELBERG, ce qui nous obligea à parler plus fort à cause du bruit qu’elle émettait. La ruse était subtile : jusque-là, je parlais à voix basse et je faisais profil bas pour faire oublier l’animal… Mais nous étions en pleine discussion, et la soif d’apprendre a pris le dessus : je communiquais à pleine voix !
Mon père continua à parler et à me faire parler en m’apprenant des techniques. Puis il lança la phrase clef :
– C’est mon père qui m’a appris tout ça !
– Tu étais petit ? (ai-je demandé en criant pour me faire entendre)
– Oui… J’avais l’âge de Dany, et comme toi, on m’avait interdit d’aller à l’école, alors mon père m’a appris tout ce qu’il savait.
– Tu as été expulsé ?
– En quelques sortes oui. Mais ça a duré bien plus que 3 jours…
– Qu’est-ce que tu as fait pour être puni ? Tu as défendu ton frère toi aussi ?
Mon père fit pivoter le panneau qui arrêta net la HEIDELBERG… Il venait de libérer le cri que je tentais de camoufler… Il me demanda de lui raconter toute l’histoire depuis le début. A mesure que je progressais, sa respiration se faisait plus rapide et sa mâchoire se serrait. Lorsque j’ai fini, il prit son manteau et son chapeau, et me dit d’un ton doux et ferme à la fois :
– Prends ton cartable, tu retournes à l’école !
Lorsque mon père parlait à l’impératif, aucun de ses 7 enfants n’osait le contredire. Ces phrases chocs rompaient le schéma habituel, et les suggestions qui suivaient étaient inévitablement assimilées. Je pris mes affaires et je le suivis. Arrivé à proximité de l’école, je ralentis le pas. J’aurais donné tout l’or du monde pour une peau de banane à ramasser. Mais depuis 3 jours, rien ne brillait… Mon père ralentit lui aussi, comme s’il avait entendu mon cri intérieur et me tendit la main. Lorsque j’arrivai à sa hauteur, il prit ma main dans la sienne, et tout en marchant, il me caressa délicatement le bout des doigts. Je retrouvais mon courage à travers le sentiment d’Amour et d’Estime que ce geste avait ancré en moi. Je m’aimais à nouveau… Désormais, nous étions deux à marcher d’un pas déterminé.
Il frappa à la porte du bureau administratif. Madame BERNSTEIN, l’assistante du Directeur (une femme d’une soixantaine d’années) nous demanda l’objet de notre visite. Mon père lui expliqua qu’il était là pour annuler ma sanction, car il avait des informations nouvelles.
– Je vais voir ce que je peux faire, dit-elle.
Elle frappa à la porte du directeur, entra dans son bureau, et en ressortit moins d’une minute plus tard :
– C’est impossible, Monsieur, prenez rendez-vous pour la semaine prochaine !
– C’est MAINTENANT que ça doit se faire, répondit mon père… Je viens de fermer mon atelier d’imprimerie pour ça. J’ai 7 enfants à nourrir, et je ne serais pas là aujourd’hui si ça pouvait attendre la semaine prochaine.
Elle l’observa, ne sachant que répondre. Mon père poussa la porte du bureau du directeur, et entra dans le ring ! Le maître des lieux se leva brusquement et lui lança :
– Vous ne pouvez pas entrer comme ça dans mon bureau !
– Ah bon ? Demanda mon père, alors comment expliquez-vous que j’y suis ?
– Ne jouez pas avec les mots : vous savez très bien que vous n’avez pas le droit de vous inviter comme ça !
– Si vous saviez le nombre de choses que j’ai faites sans en avoir le droit, vous ne perdriez pas votre temps à vouloir me discipliner. Je ne suis pas l’un de vos élèves. Je viens parler d’adulte responsable à adulte responsable !
– Vous avez 3 minutes pour me convaincre ou quitter ce bureau !
– Vous avez raison. Réglons-ça en 3 minutes… Prenez une feuille et écrivez une lettre à la maîtresse de mon fils pour qu’elle l’accepte en classe immédiatement.
– Vous plaisantez ? Après ce qu’il a fait ?
– Il n’a fait que se défendre ! C’est l’autre garçon qui a provoqué mes enfants et qui a porté le premier coup.
– Ce n’est pas ce qu’on m’a raconté, et votre fils n’a jamais contredit les faits !
– C’est parce qu’il était encore sous le choc. Il n’a pas l’habitude de se battre et vous le savez ! Avez-vous consulté le dossier de l’autre garçon ?
– Monsieur SOLOMON, soyez raisonnable ! Votre fils retournera à l’école demain matin et l’incident sera clos.
– Raisonnable ? Mais de quelle «raison» me parlez-vous ? L’incident sera peut-être clos pour vos petits papiers, mais ce que je vous demande c’est de rétablir la Justice pour qu’il puisse grandir avec un sentiment de Paix.
– N’en faites pas toute une histoire, voyons… Ce ne sont que des enfants qui se chamaillent. Ils oublieront tout ça dans quelques jours.
– Vous ne connaissez pas mon fils ! Comment pouvez-vous affirmer qu’il oubliera cette histoire ?
– Vous venez d’épuiser vos 3 minutes… Sortez de mon bureau ou j’appelle la police !
Mon père serra les poings et les dents. Il empoigna le Directeur par le col, le poussa sur son fauteuil, et lui dit :
– Aucune injustice n’interdira à mon fils d’aller à l’école. Écoutez-moi bien ! Ce que je vais vous dire, je ne le dirai qu’une seule fois !
Le Directeur se cramponna à son fauteuil. Cette fois il avait peur… Mon père prit la parole, et ce jour-là, je découvris une partie de son enfance, dont il avait semé les prémices une heure plus tôt :
Né en Roumanie en 1927, mon père fut interdit d’école à l’âge de 13 ans lorsque l’occupant nazi imposa aux établissements scolaires de refuser l’entrée à tout enfant juif. Le matin où il fut exclu, son professeur de mathématiques le serra dans ses bras en pleurant, lui disant qu’il se souviendra toujours de lui, car jamais il n’eut un élève aussi brillant. Mon père avait des dispositions particulières pour les sciences, et tous les professeurs parlaient de lui comme d’un futur ingénieur… Une belle distinction !
Mon grand-père paternel (que je n’ai jamais connu) a tout tenté pour obtenir un traitement de faveur. Mais malgré le respect qu’il inspirait, personne n’osait s’opposer à la loi martiale : ceux qui aidaient les juifs risquaient leur vie et celle de leur famille… Un matin, après des dizaines de démarches inabouties. Mon grand-père prit son fils par les épaules et lui dit :
– Je ne peux pas t’apprendre les sciences, parce que mes connaissances dans ce domaine sont limitées. Cette injustice ne te permettra pas de devenir ingénieur, alors tu seras imprimeur comme moi… Je vais t’apprendre tout ce que je sais ! Tu seras le meilleur !
——–
Le directeur écouta le récit de mon père sans sourciller. Madame BERNSTEIN semblait bien plus réceptive… Mon père conclut ainsi :
– Monsieur le Directeur, la guerre est loin derrière nous et votre décision ne sera soumise à aucune autorité répressive. Vous avez des principes et des procédures, mais également des responsabilités morales. C’est à l’être moral que je m’adresse. Mon père a risqué sa vie plusieurs fois en tentant de me rendre la place qui me revenait. Avec un tel modèle et avec mon parcours, vous pensez bien que ma détermination est à toute épreuve. Je ne laisserai personne interdire à mes enfants d’aller à l’école !
Je ne sais pas pourquoi certaines personnes sont insensibles à ce genre de discours. Le directeur avait peut-être un compte débiteur avec son paternel… Il posa les mains sur son bureau et se mit à en caresser doucement les bords. Puis il dit à sa collaboratrice :
– Madame BERNSTEIN, appelez la police et dites-leur qu’un individu dangereux et déterminé me menace !
Madame BERNSTEIN prit une profonde respiration, et répondit :
– Le seul individu dangereux que je vois dans ce bureau, c’est vous ! C’est ce que je dirai à la police, et je ne manquerai pas de leur rapporter bien d’autres choses vous concernant. Si votre orgueil et votre soif de pouvoir vous empêchent d’écrire cette lettre, je peux le faire ! Et j’ai également procuration pour utiliser votre tampon en votre absence.
Le directeur blêmit. Il hésita 3 secondes, puis il prit un papier entête, écrivit la lettre, la tamponna et la remit à mon père :
– J’espère qu’avec ça je n’entendrai plus jamais parler de vous, soupira-t-il !
Nous sortîmes du bureau. Madame BERNSTEIN reprit sa place à l’accueil. Mon père la regarda avec Gratitude et lui dit :
– En donnant à mon fils le droit de retourner en classe, vous rendez justice aux deux enfants qui se trouvent devant vous…
Tova BERNSTEIN ne dit pas un mot… Elle replia les manches de son chemisier, jusqu’aux coudes : sur son bras gauche, on pouvait lire un numéro à six chiffres. Mon père s’inclina, et sortit du bureau à reculons, comme on sort d’un lieu sacré.
Je n’étais pas encore en âge de comprendre ce que cette inscription signifiait. Mais je savais qu’il ne s’agissait pas d’un numéro de téléphone…
***
Après la journée de classe (qui me parut terriblement ennuyeuse), j’ai raconté la confrontation à mon frère. Le soir même, il prit son courage à deux mains pour expliquer à mon père que «Dany le gros» n’était pas une invention de Marc, mais de sa professeure de mathématiques. Les élèves de la classe ne faisaient que suivre l’exemple…
Ceci valut au directeur une nouvelle visite de mon père… Lorsqu’il le vit arriver, il s’enferma dans les toilettes pendant 30 minutes. Mon père le cueillit à la sortie et lui demanda de se laver les mains avant de lui dire bonjour… Après quoi il organisa une réunion à huis clos avec la professeure de mathématiques. Celle-ci expliqua qu’il lui arrivait parfois d’ajouter un qualificatif en nommant ses élèves. C’était une technique qui lui permettait d’éviter la confusion lorsque deux élèves portaient le même prénom… Elle précisa qu’elle ne «pensait pas à mal». Mon père lui répondit :
– Vous devriez «penser à bien» ! Si vous voulez vraiment distinguer mon fils, «Dany le magnifique» me paraît bien plus qualifiant.
Face à cette proposition, l’enseignante entra dans une explication des plus curieuses : elle dit à mon père que l’autre enfant avec qui la confusion était possible s’appelait «Daniel», alors que mon frère préférait se faire appeler «Dany». Or en début d’année, sur la liste des élèves, il y avait deux «Daniel»… Elle a donc décidé d’appliquer sa technique en appelant le premier «Daniel», et mon frère «Daniel le gros» afin de les distinguer. Puis, lorsqu’elle vit que tout le monde appelait mon frère «Dany», elle se mit à l’appeler «Dany le gros» par habitude, mais il fallait avouer que «Dany» suffisait. Désormais, elle l’appellerait donc «Dany» !
Mon père leva les yeux au ciel comme pour y chercher du secours… Apparemment il le trouva puisqu’il se contenta d’acquiescer sans surenchère. Visiblement, cette enseignante avait atteint son seuil de réceptivité…
Ce soir-là, en faisant le tour des chambres avant de se coucher, mon père me trouva éveillé et songeur. Il me caressa la joue pendant quelques minutes, tout en me regardant avec admiration. Il passa sa main dans mes cheveux, et me dit doucement :
– Nous avons ramassé une sacrée peau de banane cette semaine !
Puis il embrassa mon frère qui dormait à poings fermés. Il lui glissa quelques mots à l’oreille… Je n’ai pas pu entendre ce qu’il lui disait.
***
Comme beaucoup de parents, avant d’aller me coucher je fais ma petite ronde, histoire de respirer l’air de mes enfants et de remonter leur couverture quand il fait froid. Lorsque l’un de mes enfants a des doutes, des contrariétés ou des déceptions, avant de quitter sa chambre, je lui glisse à l’oreille :
– Tu es magnifique ! La merveille des merveilles… Je suis fier de toi, et je serai toujours fier de toi… Je t’aime ! Merci d’exister dans ma vie.
Je ne sais pas d’où ça me vient. Mais parfois, lorsque je prononce ces mots, je me dis que j’ai peut-être entendu quelque chose ce soir-là…
L’École de la vie
J’ai presque 10 ans… J’en ai ramassé des peaux de bananes ! Si bien que j’ai l’impression qu’il y en a de moins en moins. Dans certains quartiers, il est même impossible d’en trouver.
Dans l’une de mes rédactions, j’ai écrit avec fierté qu’il était possible que les peaux de bananes disparaissent grâce à mon action, mais l’institutrice m’a enlevé quelques points à cause de cette phrase, me demandant de me montrer plus modeste… Mon père m’a dit :
– Bien sûr que c’est grâce à ton action ! Lorsque les gens te voient agir, ils réfléchissent et s’ils trouvent ça intelligent, ils font comme toi ! Il y a aussi ceux qui ont honte d’avoir jeté cette peau de banane et qui ne recommencent plus… Jeter une peau de banane dans une poubelle, c’est aussi facile à faire qu’à ne pas faire.
– Alors tu ne m’aurais pas enlevé ces points pour «manque de modestie» ?
– Je t’en aurais ajouté ! Ce n’est pas une histoire de modestie ou d’orgueil, mais une histoire de Conscience. Tu n’es pas né pour raser les murs ! Personne ne vient au monde pour ça. Chaque être humain est important et chaque action, chaque mot prononcé, chaque geste, même le plus discret, peut changer le monde.
Pour couronner ma décennie de vie, cette sacrée peau de banane allait m’offrir un cadeau d’une toute autre dimension, d’autant qu’après 5 années d’intimité, nous commencions à bien nous connaître. Les choses risquaient de devenir «normales», et il fallait que quelqu’un change pour éviter l’ennui. De nouvelles peaux de bananes allaient donc apparaître dans ma vie, me révélant un florilège d’émotions.
L’intrigue
L’histoire commence alors que nous dinions en famille. Mon frère, Daniel (que tout le monde appelle Dany), avait entamé sa douzième année, et ce soir-là, il était particulièrement triste. Mon père lui demanda d’où lui venait cette mine, et il répondit qu’il ne voulait plus aller à l’école. Le visage de mon père s’aggrava aussitôt. Il expliqua à mon frère qu’il avait de la chance d’aller à l’école, et qu’à travers le monde des milliers d’enfants étaient privés de cette chance. Bien sûr, mon frère trouva une parade intelligente, en rappelant que le fait qu’il aille à l’école n’allait pas faire pousser des établissements scolaires dans le tiers-monde. Mon père lui répondit :
– Tu n’en sais rien ! Aujourd’hui, tu ne peux pas savoir ce que tu feras demain avec tout ce que tu apprends… Peut-être que tu construiras une école dans un endroit où il n’y en a pas. Peut-être que tu auras l’honneur de poser la première pierre, en tant que généreux donateur. Mais la question n’est pas là : saisis la chance qui t’est offerte, ne serait-ce que par respect pour ceux à qui on n’offre rien !
Mon frère se leva de table et alla s’isoler dans sa chambre. Dans notre chambre, car nous la partagions. C’est donc avec lui que j’avais le plus d’affinités (nous étions 7 frères et sœurs). Mon père ne termina pas son diner ce soir-là. Ce fut l’un des rares soirs où il fallut jeter une partie du repas. Ma mère le dévisagea avec ces regards qui en lisent long, avant de se résoudre à débarrasser. Visiblement, elle savait pourquoi mon père n’était plus dans son assiette…
Le lendemain matin, sur le chemin de l’école, mon frère me demanda :
– Si je ne vais pas à l’école, est-ce que tu le diras à papa ?
– Oui ! Ai-je répondu sans hésiter !
Le combat
Il entra dans ce lieu qui lui faisait horreur en baissant la tête et les épaules. Je commençais à me diriger d’un pas assuré vers mon bâtiment tandis qu’il marchait timidement vers le sien, quand soudain, j’entendis une voix rauque saluer mon frère :
– Salut Dany le gros !
Je me retournai. Mon frère marchait le dos vouté, les mains dans les poches, sans dire un mot. La dizaine d’enfants qui se trouvait-là commençait à chanter d’une seule voix une chanson d’une seule phrase et d’un seul ton :
– Dany le gros euh… Dany le gros euh… Dany le gros euh…
Je laissai mon cartable à terre et me dirigeai vers le capitaine de l’équipe, les poings serrés. Arrivé à sa hauteur (ou du moins dans sa zone d’influence, car il avait une tête de plus que moi et une cervelle de moins, ce qui, ne m’aurait jamais permis de me placer à son niveau), j’ai exigé qu’il fasse des excuses à mon frère sur le champ. Dany se retourna, me regarda stupéfait et dandina latéralement de la tête d’un air effrayé.
– Je n’ai pas peur de lui Dany, ne t’inquiète pas ! Ai-je lancé à mon grand-frère, qui devenait livide.
Marc, c’est ainsi que s’appelait le molosse que je défiais, en profita pour m’envoyer une droite. Je suis resté au sol de longues secondes, puis à moitié sourd, je me suis relevé toutes griffes dehors. J’étais en transe… Celui qui porta le premier coup se retrouva face à un fauve qui défendait l’honneur de sa troupe. Je l’ai mordu, griffé, je lui ai tiré les cheveux, je me suis cramponné à son cou en lui donnant des coups de genoux dans les côtes, jusqu’à ce qu’un professeur vienne nous séparer.
La sanction
Il se passa alors une chose relativement classique : face aux juges, c’est celui qui portait le plus de marques au corps qui avait raison ! Le début de l’histoire fut occulté. Ce qui comptait, c’était le nombre de blessures apparentes, et à ce niveau, Marc avait l’avantage. J’étais moi-même choqué par son état, et je me suis rendu compte que je ne l’avais jamais vu pleurer auparavant. Pourtant nous nous connaissions depuis quelques années. Il rattrapa son retard de larmes dans le bureau du Directeur, ce qui me plongea dans la culpabilité.
Mes parents furent convoqués pour récupérer leur «animal»… Un qualificatif que le Directeur de l’établissement donnait souvent aux enfants rebelles. J’ai écopé d’une peine de 3 jours d’exclusion à effet immédiat avec une menace d’expulsion en cas de récidive. J’ai passé la journée dans l’atelier de mon père à lire mes livres scolaires. L’après-midi, il me demanda de faire de l’intercalage : l’une des activités que je préférais dans le travail d’imprimerie. Un jeu d’enfants…
Le soir, l’ambiance était encore plus triste que la veille. Avec un fils qui voulait arrêter l’école, et un autre qui n’avait plus le droit d’y aller, mon père ne savait plus où se mettre… Le lendemain matin, il me réveilla aux aurores : pas question de faire la grasse matinée, j’allais passer une journée de plus dans son atelier.
Ce fut l’une de plus belles journées de ma vie ! Mon père m’expliqua tout ce qu’il faisait et pourquoi il le faisait. Au début il me demandait de lui trouver quelques lettres de plomb dans les cassetins (c’était l’époque des machines offset), puis il m’autorisa à insérer quelques caractères à l’intérieur du composteur, en reprenant le texte que son client lui avait écrit à la main. Après quelques minutes d’assemblage, nous avons pu admirer notre œuvre grâce à sa machine à imprimer : l’ORIGINAL HEIDELBERG.
En observant le papier imprimé, mon père repéra une erreur et démonta le support pour apporter la correction nécessaire. Ceci pouvait prendre quelque longues minutes, surtout lorsque le texte était justifié.
– Robert SCHUMAN, mon fils, n’a qu’un seul N à son nom !
– Mais j’ai composé exactement ce qui est écrit sur le papier… Regarde ! SCHUMANN
avec 2 N.
– Alors c’est le client qui s’est trompé !
– Et c’est à toi de corriger ?
– En théorie non, je dois exécuter le travail qu’on me donne. Il y a même des imprimeurs qui savent qu’il y a une erreur et qui l’impriment à des milliers d’exemplaires. Si le client est vraiment pointilleux, lorsqu’il s’en rend compte, il leur demande de détruire tous les prospectus et de recommencer.
– Et ça leur fait de l’argent en plus ou en moins ?
– En plus ! Parce qu’ils travaillent deux fois plus…
– Pourquoi tu ne fais pas comme eux ?
– Pour tout un tas de raisons. C’est un peu comme «ramasser une peau de banane» : il n’y a pas qu’une seule explication. Mais ce qui est sûr, c’est que mes clients m’apprécient parce que je fais toujours plus que ce qu’ils me demandent… C’est ce qui te permettra de te distinguer plus tard : on te payera pour un travail précis, mais les bonus seront toujours appréciés. Et même si ce n’est pas toujours facile à comprendre, ta récompense viendra de ce «plus», sous différentes formes.
– Oui, c’est vraiment comme une peau de banane alors…
Mon père sourit en constatant que le fond de son explication commençait à tracer des sillons dans mon esprit. Il replaça sa composition dans le ventre de la machine, mania les deux leviers qui permettaient de la réenclencher, et après la première impression, il l’arrêta de nouveau pour recueillir la feuille. Il la scruta, puis il fit un signe de satisfaction et me dit :
– Maintenant, c’est à la machine de travailler. Toi et moi, on va faire des maths !
Je m’apprêtai à ouvrir mon cartable quand il posa sa main sur la mienne :
– Je ne parle pas de ces mathématiques-là. Je vais plutôt t’expliquer à quoi ça sert…
L’école de la vie
Nous avons passé le reste de la matinée et une bonne partie de l’après-midi à transformer des feuilles A0 en feuilles A3, A4, A5 grâce au massicot qui tranchait des ramettes entières avec une précision incroyable. Je sélectionnais et comptais les feuilles en fonction des différentes commandes, et lorsque le format demandé n’était pas standard, je devais faire quelques calculs avant de décider s’il était préférable de partir du format B0 ou A0, sans oublier que parfois, les chutes de petite taille pouvaient être réutilisées pour les cartes de visite. Le but du jeu était de jeter un minimum de papier, pour des raisons économiques. L’écologie n’était pas une préoccupation vive à l’époque, mais sans le savoir nous faisions d’une pierre deux coups : encore une pratique multidimensionnelle à l’image de la peau de banane.
Nous avons également travaillé sur le planning, pour répartir le temps-homme et le temps-machine dans des journées de travail bien remplies, sachant que la HEIDELBERG devait être surveillée d’un œil en permanence, et alimentée régulièrement en encre.
En une journée, j’ai appris bien plus qu’en 3 semaines d’école, et ce que j’ai vécu demeure impérissable. Le soir, je me suis endormi comme un bébé, prêt à démarrer une nouvelle journée de travail intense dans l’atelier de mon papa. Mais je me trompais… Je fus bien réveillé aux aurores comme la veille, mais cette nouvelle journée ne ressembla pas à la précédente à cause d’une simple question, qui révéla la vérité à mon père.
Je vous en parlerai au prochain chapitre…
Feedback de coach
Pour l’heure, j’aimerais revenir à la peau de banane, car le lien avec cette histoire mérite d’être fait avec mon ressenti d’adulte.
Savez-vous ce qu’est un feedback ? Beaucoup de gens pensent que c’est un simple «retour», un «réponse» qu’on destine à quelqu’un, car la phrase la plus courante contenant ce mot est :
– Je vais vous donner mon feedback…
Or avant de donner un feedback, il faut recevoir quelque chose qui permet au feedback d’être construit. Et c’est là que se trouve le véritable secret : face à un même évènement, chaque être humain construit une interprétation différente. Puis s’il est capable d’exprimer ce qu’il a perçu, il son feedback… L’exemple le plus populaire est «l’avis» que vous partagez avec vos proches ou vos amis à propos d’un film en sortant du cinéma. En réalité, vous ne racontez pas le film, vous racontez ce que VOUS avez vu, entendu, et surtout ressenti. Votre feedback est un retour émotionnel. Et à ce titre, il est personnel et unique.
Par exemple, lorsque mon enseignante a perçu le petit colibri que j’étais comme un garçon prétentieux, c’est SON feedback qui s’est exprimé. Mon père avait une toute autre perception en lisant ma rédaction.
Un feedback est tellement soumis aux émotions, qu’on peut le comparer à un «vécu intérieur». En regardant la bande-annonce du film «Kramer contre Kramer», un enfant de divorcés ne construira pas le même feedback qu’un enfant qui a été élevé par un couple uni.
Même face à un article de journal qui se veut informatif, une multitude de valeurs et de croyances vont donner à l’information factuelle une forme émotionnelle. C’est essentiel pour qu’un être humain puisse l’ingérer. Une information étant une donnée crue, pour qu’elle soit digeste, chaque personne l’arrange à sa sauce… Votre sauce est très différente de celle de votre voisin.
La même chose se produit pendant la projection d’un film. Mais si tous les spectateurs ressentent globalement la même chose, c’est parce que les cinéastes ont volontairement limité les ingrédients de la sauce, tant au niveau du choix que des doses. Ils vous livrent même une partie de la recette pour que votre sauce soit compatible avec leur histoire. Les critiques cinématographiques connaissent bien ce principe. Certains jouent le jeu et considèrent que la sauce fait partie du film, alors que d’autres décident de laisser les spectateurs faire avec ce qu’ils ont en stock. C’est pour cette raison qu’un auteur qui rencontre un critique ne sait pas à quelle sauce il sera mangé…
Mais si on joue le jeu. Si on accepte les clichés, les images d’Epinal, les trucages, le style, la musique, etc. La sauce se lie. Cela ne fait pas des spectateurs de stupides moutons, mais des personnes capables de s’adapter à un décor, un contexte, une histoire… Et c’est exactement la même chose dans la vraie vie, à une différence près : face à un évènement donné, vous ne savez pas forcément quels ingrédients choisir pour composer le bon feedback, et il est même possible que vous soyez en rupture de stock de certains ingrédients.
Pour être proactif, vous devez gérer votre stock, apprendre à choisir et à composer, c’est-à-dire participer à votre propre histoire au lieu de la subir. Vous ne connaissez pas le plat du jour, mais vous savez qu’il sera livré sans sauce, et qu’il vous appartiendra de l’adapter en fonction du plat. De ce fait, même un plat qui ne vous plaît pas peut devenir digeste : vous allez le manger à votre sauce.
Chaque lecteur est unique, et même si je choisis les mots qui composent mon histoire avec soin, je sais que chacun construit son propre Feedback en fonction de son parcours.
Avec un peu d’exercices, une même personne peut décider d’exprimer plusieurs feedbacks, en faisant un effort conscient. Elle peut ensuite choisir celui qui lui profitera le plus. Le feedback est donc un outil puissant. Il permet de valoriser les émotions qui conviennent à la suite des évènements. On goûte le plat avec plusieurs sauces, avant de choisir…
C’est ce que la plupart des gens ont tendance à négliger : il est possible de CHOISIR son feedback ! Un proactif préférera la Responsabilité à la culpabilité. Il peut donc contrôler son ressenti dans le but de passer à l’action corrective. Un être Responsable agit, alors qu’une personne coupable a tendance à s’apitoyer sur son sort, et à chercher d’autres coupables.
Par exemple, si parmi mes lecteurs il y a des personnes qui luttent contre le travail des enfants dans le monde, ils pourraient considérer que mon père m’a puni en me faisant travailler, et qu’il a profité de cette exclusion scolaire pour exploiter son rejeton !
C’est leur combat (légitime) qui les amène à porter ce jugement (illégitime). Personnellement, même si je peux comprendre leur feedback, ce n’est pas le mien. Mon père a fait exactement ce qu’il a dit à mon frère au début de l’histoire : il a saisi la chance qui nous était offerte, en me faisant l’école à sa façon, un jour où cette noble institution m’a refusé l’entrée…
Dans ce cas, on pourrait se demander pourquoi mon père ne m’a pas puni. Il ne connaissait que la partie sombre de l’histoire (qui plaçait Marc en victime). Je pourrais vous faire lire des livres et des articles de l’époque où des psychologues encourageaient les parents à battre leurs enfants. Ils leur expliquaient même COMMENT faire ! Mon père était tout à fait en DROIT de me cogner pour m’expliquer qu’il ne fallait pas frapper…
Pourquoi n’a-t-il pas sanctionné «l’animal» que j’étais aux yeux de tous ? Parce que malgré les faits et l’opinion générale, mon père s’est construit un autre feedback. : il connaissait son fils : ce n’était pas un catcheur ! Il ne savait pas ce qui m’a amené à me battre ce matin-là, mais il savait que je venais de glisser sur une «peau de banane» et que le coupable était celui qui m’a tendu ce piège. Un piège dont il ignorait tout, mais il savait qu’il allait le découvrir en lâchant-prise et en se focalisant sur l’instant présent.
Il aurait pu tout arrêter pour m’emmener faire une promenade en forêt et parler un peu. Mais il avait 7 enfants, et chaque heure de travail était sacrée, car elle leur était consacrée. C’est donc dans son atelier que nous fîmes cette promenade, et malgré l’odeur des encres, de l’essence, de la graisse et du plomb, nous nous baladions tous les deux entre les arbres. L’odeur du papier a certainement contribué à ce sentiment…
Mon père savait aussi que mon acte était celui d’un ramasseur de peaux de bananes : d’un garçon qui aime, qui s’aime, qui prévient, qui protège les siens, qui sait respecter les valeurs des siens sans poser de questions qui mènent vers l’évitement, et qui aime poser des questions pour apprendre des choses… Un enfant qui voit briller les mêmes choses que son père, mais qui peut tomber dans un piège sournois, parce qu’il est encore fragile et influençable.
Il ne savait pas ce qui l’attendait en découvrant la vérité, mais il savait qu’il pouvait me faire Confiance !
Les parents peuvent aider leurs enfants à construire leurs feedback. La Confiance est l’ingrédient de base qui permet à tout le reste d’opérer.
Pour mon père, l’exclusion scolaire représentait 60 punitions par minute, soit 3.600 punitions de l’heure ! Me garder à ses côtés et m’enseigner ce qu’il savait, était une façon de faire en sorte que son feedback ne soit pas le mien. Il a donc transformé son feedback pour m’offrir le résultat en cadeau.
Mais j’anticipe un peu… Ce qui suit complétera mes propos.
A++
Stéphane
Ça brille !
Ce texte a un préambule que vous pouvez découvrir ici
J’ai 7 ans. 2 années ont passé depuis que mon père m’a confié ma petite mission et je suis devenu un champion du ramassage de peaux de bananes. Comme je vous l’ai expliqué, sans avoir conscience du POURQUOI de la manœuvre, j’ai reçu 2 cadeaux existentiels auxquels je ne m’attendais pas :
Le premier est de ressentir instantanément l’Amour de mon père m’envelopper, même s’il n’est pas toujours à mes côtés au moment de l’action.
Le deuxième était de provoquer des sourires approbateurs autour de moi, car visiblement, mon acte plaisait aux adultes. J’étais devenu un «bon garçon».
Mais le cadeau que j’allais recevoir à l’âge de raison était encore plus exquis :
C’était un dimanche après-midi, je marchais tranquillement avec un camarade de classe en énumérant les filles de notre classe de la plus belle à la plus moche… Tandis que nous évoluions, je remarquais une peau de banane à une dizaine de mètres. Mon être frissonnait déjà à l’idée de la ramasser, lorsqu’Erwan se mit à courir. Je me suis dit «Zut ! Il va s’en charger avant moi…», mais contre toute attente, il glissa dessus !
La chute fut violente. Il passa instantanément à la position horizontale. La seule fois de ma vie où j’ai vu une chute aussi impressionnante, ce fut vers l’âge de 30 ans dans un cours de Ju-Jitsu lorsque le maître nous a enseigné quelques techniques de projection. Il avait un apprenti qu’il projetait dans tous les sens pour les besoins de la démonstration, et qui avait l’air de prendre sa mission à cœur, car il tombait très vite et très bien. Il s’appelait Mathieu, mais les élèves du club l’ont baptisé «la petite crevette», je ne sais plus pourquoi. A chaque fois que je voyais la petite crevette chuter, je pensais à mon ami d’enfance, Erwan.
Erwan n’était pas préparé au combat. Il lui fallut un certain temps avant de retrouver ses esprits, et de se mettre à pleurer. Il s’en sortit plutôt bien : quelques éraflures et une ecchymose à l’avant-bras qu’il garda plusieurs semaines.
Lorsqu’il cessa de pleurer, je lui ai demandé pourquoi il avait fait une chose aussi stupide. Il me répondit :
– Parce que tu crois que je l’ai fait exprès ?
– Ben oui, forcément… Tu as foncé sur la peau de banane !
– Mais je ne l’ai pas vue, j’ai couru parce que j’ai vu le camion à glaces !
Vous allez trouver ça bête, mais il m’était impossible d’imaginer qu’un enfant de mon âge ne puisse pas voir une peau de banane par terre ! Que les adultes ne la voient pas était déjà intriguant, mais je l’acceptais car il y avait tellement de choses que je ne comprenais pas chez les grandes personnes… Que les personnes âgées ne la voient pas me paraissait normal, puisqu’on m’a expliqué que la vue se dégradait à partir d’un certain âge. Mais Erwan était comme moi : juste un enfant de 7 ans, légèrement plus grand que moi, et la distance qui le séparait du sol ne devait pas l’empêcher de voir les peaux de bananes !
Je repris le dialogue, cherchant à comprendre :
– Mais cette peau de banane brillait depuis que nous avons tourné à l’angle de la rue !
– Tu l’as vue briller ? Mais ça ne brille pas une peau de banane !
– Bien sûr que ça brille… Regarde, il y en a une autre là-bas !
Erwan suivit la direction de mon doigt et dut faire un gros effort pour voir la peau de banane que je désignais. Il s’en rapprocha pour s’en assurer et me regarda stupéfait ! «L’homme qui valait trois milliards» venait à peine de faire son apparition sur le petit écran. Erwan devait croire que j’avais un œil bionique…
Nous étions tous les deux surpris : lui parce que je voyais briller des peaux de bananes, et moi, parce qu’il ne les voyait pas, au point de glisser dessus.
La sécurité
Le soir venu, j’ai demandé à mon père s’il avait une explication. Il prit son meilleur sourire et me répondit avec sa voix rassurante :
– Les parents d’Erwan ne lui ont pas dit de ramasser les peaux de bananes qui trainaient. Alors il ne les voit pas !
– Mais ça veut dire que je vois des choses que les autres ne voient pas ?
– Est-ce que tu as vu le camion à glaces ?
– Non…
– Pourtant Erwan l’a vu de loin ! Même si on a plein de choses devant les yeux, on ne peut pas tout observer. Il faut faire des choix. Chaque personne voit ce qu’elle veut voir. Les enfants voient ce que leurs parents leur apprennent à voir, et en grandissant, ils font leurs propres choix.
– Pourquoi tu as choisi la peau de banane pour moi ?
– Pour plein de raisons… Mais puisque tu poses la question aujourd’hui, qu’est-ce que tu pourrais te donner comme réponse ?
– Ça me permet de les voir briller ! Donc je ne risque pas de glisser dessus.
– C’est ça, exactement ! Mais ce n’est pas tout. Continue à ramasser les peaux de bananes que tu croises, et tu comprendras beaucoup d’autres choses.
– Pourquoi tu ne me les expliques pas maintenant ?
– Parce que tu ne les comprendrais pas…
– Pourquoi ?
– Parce qu’il y a des choses qu’on apprend en écoutant, et d’autres qu’on apprend en les faisant. Pour la peau de banane, tu dois d’abord faire, et ensuite écouter…
– Tu sais, j’ai eu très peur pour Erwan…
– Qu’est-ce que tu pourrais faire la prochaine fois ?
– Je le préviendrai !
– Alors c’est une bonne peur… Une peur qui te permet d’agir au lieu de te paralyser. Cette peur-là, tu peux la garder !
J’ai aimé cette discussion, d’autant que pour conclure, mon père me fit cette proposition :
– Si tu découvres d’autres choses sur la peau de banane, parle-m’en comme ce soir. Je suis content de parler de ça avec toi, parce que je réapprends des choses que j’avais oubliées…
Mon père savait me rassurer en me parlant et savait m’encourager à parler. Nous avions un sujet de discussion privilégié lui et moi. Un sujet que je pouvais aborder avec lui aussi souvent que je le souhaitais, et auquel il prêtait volontiers une attention particulière. Grâce au pouvoir qu’il me transmettait, aucune peau de banane ne pouvait m’atteindre. De plus, je savais qu’en continuant à faire une chose simple (qui était devenue simple), j’irais de révélation en révélation.
Compétence Inconsciente
Dans le jargon du coaching ce type de compétence s’appelle une «Compétence Inconsciente» parce qu’elle ne demande aucun effort conscient. C’est une compétence de champion ! Elle n’apparaît même pas comme une compétence aux yeux du champion, ce qui s’apparente (à tort) à un manque de confiance en soi. Quoi qu’il en soi, ce «pouvoir» surprend l’entourage du champion, tandis que lui n’y voit rien de transcendant.
Quelques semaines après cette discussion, j’ai partagé avec mon père une nouvelle découverte : je repérais les poubelles plus rapidement et plus facilement que les autres ! Je pouvais même deviner à quel endroit je trouverais la plus proche, parce qu’il y avait une certaine logique dans leur disposition. Je ne connaissais pas encore les règles du mobilier urbain, mais j’étais déjà compétent dans certains domaines. La raison était simple : l’OUTIL (la poubelle) était IMPORTANT pour ma mission. La Compétence Inconsciente crée des compétences connexes, également inconscientes…
Si vous saviez le nombre de Compétences Inconscientes que vous développez à longueur de vie, vous vous parleriez avec plus de respect…
Ce soir-là je me suis endormi avec un sentiment de quiétude et de sécurité. Désormais, ramasser les peaux de bananes me permettait de protéger mes amis de chutes dangereuses, et par extension je me protégeais aussi. Mon aura d’Amour était doublée d’une aura protectrice. Un champ de force pour lequel je commençais à éprouver de la Gratitude, car je savais qu’il ne s’est pas formé tout seul. Qu’il y avait une volonté derrière tout ça…
Mais ce que je retiens le plus, c’est cet instant de Communication qui a accompagné la révélation : les champions peuvent rencontrer d’énormes problèmes de Communication, car ils croient que tout le monde est comme eux et qu’il est inutile de communiquer dans le domaine dans lequel ils excellent. Ainsi, une Compétence Inconsciente peut créer une Incompétence dans un domaine essentiel : la Communication.
Beaucoup de parents ne communiquent pas avec leurs enfants à propos de choses évidentes. La raison ? Ils ne voient pas ce qu’on pourrait en dire : c’est tellement évident…
Mais Est-ce si évident pour un enfant ?
Avant la chute d’Erwan, je pensais que les peaux de bananes brillaient pour tout le monde, et qu’il était inutile, voire ridicule, de prévenir les personnes de mon âge… Grâce à quelques minutes de Communication, mon père m’a appris à être prévenant, tolérant, à l’écoute… et j’ai cessé de croire que ceux qui glissaient sur les peaux de bananes étaient stupides. Le fait de prendre conscience d’une compétence, aussi simple soit-elle, m’a amené à reconnaître que j’avais un pouvoir. En le reconnaissant j’ai décidé de mieux communiquer avec les autres, qui n’avaient pas mon «œil bionique»… De protégé, je suis devenu protecteur. Les garçons de 7 ans adorent être des super-héros.
Enfin, j’avais un ami qui voyait briller les camions à glaces… Et ça, c’était un luxe délicieux !
A++
Stéphane
Préambule
L’histoire se passe en 1972. Je viens d’avoir 5 ans, et mon père me donne une règle de conduite :
Si tu vois une peau de banane par terre,
ramasse-la et jette-la dans une poubelle !
Je n’avais pas besoin d’analyser le pourquoi du comment pour respecter cette proposition. Le fait que mon père me le demande était suffisant. Je crois que tous les enfants aspirent à plaire à leurs parents et à exister à travers leur regard.
Il y avait beaucoup de peaux de bananes qui traînaient à l’époque. Lorsque je me promenais avec mon père, j’étais content de lui lâcher la main quelques secondes, le temps de ramasser une peau de banane puis de revenir vers lui une fois ma mission accomplie. Il me caressait alors le bout des doigts avec son pouce pour exprimer sa fierté. Il m’aimait, et comme je voulais lui ressembler, je m’aimais aussi…
A priori, ramasser une peau de banane fait penser à une action civique. Mais à 5 ans je n’avais pas conscience de cette portée-là. La seule chose qui comptait, c’était de faire la fierté de mon père. Savait-il, en me livrant cette loi, qu’il venait de m’offrir une technique mentale pratique, rapide, facile, sublime… pour me sentir aimé instantanément ?
C’est possible… Il était fort en Amour, mon père !
Parfois, je me promenais tout seul dans le Centre Commercial à ciel ouvert où il avait son atelier d’imprimerie, et dès qu’une peau de banane apparaissait, je la ramassais pour la déposer dans l’une des cinq poubelles qui décoraient le lieu. Je me demande si quelqu’un d’autre que moi se souvient qu’à l’époque, il y avait cinq poubelles là-bas.
Après mon action je jetais un coup d’œil furtif vers le petit local… On ne sait jamais : peut-être mon père me surveillait-il en prenant sa pause… Mais même si je ne le voyais pas, même s’il ne me voyait pas, je ressentais une aura d’Amour se former autour de moi, à chaque fois que je posais ce petit geste. Je m’accomplissais…
Lorsque je sortais de son cadre d’influence, par exemple en allant au centre-ville avec ma mère, mon grand frère ou mes grands-parents, je respectais toujours cette loi… J’étais connecté à mon père. Même à distance et hors de son champ de vision, je ressentais toujours le même bénéfice intérieur.
Naissance d’un paradigme
Avec mon regard de coach, je sais aujourd’hui que mon père a fait naître en moi un paradigme : une loi personnelle, intime, qui n’est pas obligatoire (surtout hors de sa présence), mais dans mon petit monde de garçon de 5 ans, elle est vite devenue incontournable. J’allais donc grandir avec de nombreux principes liés à cette loi…
Un jour, quelques mois avant mes 6 ans, une vieille dame me félicita pour mon geste, me disant que si je n’avais pas ramassé cette peau de banane, elle aurait probablement glissé dessus. Je fus très étonné de voir une inconnue exprimer sa Gratitude face à cet acte. Ce qui m’a amené à me poser des questions d’enfant :
– Tiens ! Il y a une utilité dans ce geste ? Il y a d’autres personnes qui m’apprécient en m’observant, donc ça ne se passe pas uniquement entre mon père et moi… ?
A partir de ce jour-là, quelque chose de nouveau est apparu dans ma vie : à chaque fois que je ramassais une peau de banane, il y avait un adulte qui me souriait avec un regard approbateur. Pensez-vous que tous ces gens me souriaient avant, et que je ne les voyais pas ? Je me pose encore la question… Remarquez : le résultat est le même. Si on ne voit pas une chose, même si elle se répète chaque jour plusieurs fois, c’est comme si elle n’existait pas !
Le monde des adultes, qui représentait un vrai mystère pour moi venait donc de m’ouvrir une porte : j’ai fait connaissance avec l’Estime de Soi. Quel cadeau ! Mon père savait-il que j’allais en avoir tellement besoin ? En a-t-il bénéficié pendant son enfance ou a-t-il décidé d’être l’initiateur de cette genèse ?
Aujourd’hui, je transmets à mes enfants cette capacité de s’aimer. C’est tellement simple : il leur suffit de me faire plaisir à travers un acte transcendant. Un acte qui les dépasse et qui me dépasse aussi… Une multitude de choses magiques et inexplicables apparaissent et font le reste. Elles nous caressent et nous protègent : tout devient doux, souriant, rassurant…
La peau de banane a continué à me surprendre d’année en année. À chaque étape de ma vie elle m’a apporté de nouvelles sensations. À l’âge de 7 ans, 10 ans, 14 ans, 25 ans, 40 ans… elle a changé de signification, de lieu, de forme, de portée… Et lorsque la douleur de perdre mon père fut à son apogée, c’est encore ce paradigme qui m’a donné la force de me relever. C’est une force qui m’habite et qui m’anime.
Allons plus loin
Chaque année en commémorant le décès de mon père, l’histoire de la peau de banane me revient en mémoire et me livre encore ses secrets. J’ai écrit cette histoire en 2013, 6 ans après son Grand Départ. J’ai pris conscience que j’étais enfin capable de nous raconter, mon père et moi, et j’ai eu envie de partager cette expérience avec un maximum de personnes. De beaux moments s’annoncent, faits de découvertes, d’émotions, de partages…
A la fin de chaque chapitre, vous pourrez échanger avec moi et avec d’autres lecteurs. Ainsi, il ne s’agit pas d’une simple lecture mais d’un véritable accompagnement collectif qui permettra à l’ensemble des lecteurs de mieux apprécier ce programme.
En effet, au-delà du récit, vous pourrez profiter d’un véritable programme d’Auto-Coaching d’Éveil. Si ce que vous venez de lire vous a apporté quelque chose, quoi que ce soit, je suis sûr que la suite vous donnera de multiples satisfactions.
A travers différentes approches, sous le regard du coach, parfois adulte parfois enfant, j’explorerai avec vous les facettes de cette mission de ramasseur de peaux de bananes, qui d’année en année m’a permis de Devenir. Et surtout, ce sera pour moi l’occasion de rendre hommage à mon père, mon repère…
Belles découvertes,
Stéphane SOLOMON