Le côté qui sourit

20 février 2007… Je vais vers mes 40 ans, et mon père vers ses 80. Mon téléphone sonne… Il est 3h du matin, donc je devine qu’il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle, d’autant que la veille au soir, j’ai déposé mon père dans la clinique de sa ville à cause de quelques vertiges. Le médecin n’a rien vu de spécial. Il a proposé de le garder pour des examens plus approfondis le lendemain.

Lorsqu’on identifie un Arrêt Vasculaire Cérébral (AVC), il est possible de sauver le patient en injectant un activateur de plaminogène tissulaire dans les 3 à 4 heures qui suivent l’accident. Les symptômes sont connus, en particulier par le personnel médical et les services d’urgence. Mais lorsque mon père a fait un arrêt respiratoire en pleine nuit, l’infirmière a paniqué, et le médecin (une stagiaire spécialisée en cardiologie) a traité l’AVC comme un infarctus. Ce qui a plongé mon père dans un profond coma.

Comment peut-on subir un AVC en milieu hospitalier sans recevoir l’injection de l’activateur plaminogène dans les minutes qui suivent ? Je vais vous livrer une théorie psychologique très intéressante :

Les biais cognitifs

Avant même de commencer à penser, l’être humain passe par une phase inconsciente extrêmement rapide qui va orienter sa pensée. Cette orientation dépend des Croyances, des Valeurs, de l’Éducation, des Expériences… de l’individu. Par exemple, si je pense à ramasser une peau de banane lorsque j’en vois une, ce n’est pas parce que c’est dans «la «ature humaine». La plupart des gens pensent juste à l’éviter et à dandiner de la tête en pensant à l’abruti qui l’a jetée. Il y a donc quelque chose en moi qui me dirige vers des pensées et des sentiments spécifiques. Et une fois que mon monde intérieur est ainsi secoué, j’agis dans le monde extérieur de façon alignée à ce qui se produit en moi.

Tout ce qui se produit dans le monde extérieur a d’abord existé dans le monde intérieur

La pensée qui suit un évènement est très différente d’une personne à une autre. C’est pour cette raison que lorsque vous prononcez un mot devant une assemblée, par exemple «portable», chaque individu part vers des pensées très différentes. Certains seront convaincus que vous parlez d’un téléphone, d’autres penseront qu’il s’agit d’un ordinateur. Certains croiront que vous voulez leur en vendre un, d’autres se diront «zut ! Je l’ai encore oublié à la maison !». En moins de 3 secondes, 1.000 personnes auront 1.000 pensées différentes. Plus vous garderez le silence après avoir dit le mot, plus les pensées se distingueront.

Le biais cognitif est un processus automatique qui dépend principalement des expériences vécues. Par exemple, une personne qui a commandé un produit sur Internet et qui ne s’est jamais faite livrer, va réduire ses achats sur le WEB, voire tirer un trait sur cette pratique. Le fait que des millions de colis soient livrés chaque jour dans le monde entier ne changera rien à son jugement personnel. Ce qui compte, avant même de commencer à réfléchir, c’est de filtrer les «possibles» en fonction de son propre parcours.

Nous avons tous en nous une collection de jugements-réflexe de ce type qui ne permettent pas d’évaluer les faits tels qu’ils sont, mais tels qu’on les perçoit. Pour reprendre notre exemple, une personne qui ne s’est pas faite livrer son colis devrait, en théorie, entreprendre une procédure simple pour se faire rembourser, et gratifier le commerce électronique pour les sécurités qu’il propose. L’incident est certes désagréable, mais il y a moyen d’appliquer une procédure corrective qui permet de maintenir la pratique. Mieux : l’incident pourrait être perçu comme une expérience positive qui confirmera que les achats sur Internet sont avantageux, si on sait gérer les quelques petits incidents… Il y aura donc un jugement-réflexe au moment de la prise de décision qui dira : fais-le ! Tu sais que tu ne risques rien. Tu l’as déjà vécu…

Les biais cognitifs ne sont donc pas bons ou mauvais en soi. Ils sont bons lorsqu’ils vous permettent d’avancer dans la vie, et mauvais s’ils vous minent la vie. Ils font de nous des êtres humains avec des qualités et des défauts, avec des faiblesses et des forces… Sans nos biais cognitifs, nous serions des fourmis. Il est donc plus pertinent de jouer avec ses biais plutôt que de tenter de les éliminer.

Le fait de savoir que même la personne la plus intelligente du monde est soumise à ses jugements, ses filtrages, ses aprioris, etc. permet de changer sa vision du monde. D’ailleurs, ma définition de l’intelligence a changé depuis que j’étudie les biais cognitifs : l’intelligent est celui qui reconnaît ses biais et ceux des autres, qui les respecte, qui les observe avec un regard bienveillant, et qui autorise les autres à être autrement intelligents. Ce qui ne l’empêche pas de se défendre et de défendre les siens l’arme au poing lorsque c’est nécessaire. Bien au contraire : reconnaître l’autre, c’est lui donner une place, une fonction… Si cette fonction contrarie vos objectifs ou vous met en danger, il vous appartient d’agir pour que ses actions ne vous affectent pas.

Mais à 39 ans, je ne savais pas tout ça… Pour moi, toute personne qui portait une blouse blanche savait forcément comment traiter le corps humain. C’était mon biais : mon jugement-réflexe dès qu’un médecin apparaissait. Je ne savais pas qu’un cardiologue pouvait être dangereux pour une personne qui fait un arrêt cérébral. Je ne savais pas que ses biais cognitifs pouvaient l’amener à injecter de l’adrénaline dans le corps d’un homme qui a besoin d’un activateur de plaminogène tissulaire…

107 miracles…

Transporté le lendemain matin dans un hôpital plus grand, mon père fut admis en Réanimation. Le médecin-chef nous a dit qu’il ferait de son mieux pour le sauver, mais qu’il allait probablement garder des séquelles irréversibles. En effet, lorsque mon père se réveilla 4 jours plus tard, son côté droit était complètement paralysé. Sa détresse respiratoire ne lui permettait pas de reprendre son souffle. Il fut replongé dans un coma artificiel pour que l’assistance respiratoire mécanique fasse sa rééducation.

Jusque-là, les seules prières que je connaissais étaient des prières de Gratitude. Je me rendais à la synagogue pour remercier D.ieu de la naissance de mes enfants, ou pour d’autres évènements heureux. Depuis longtemps j’avais abandonné les supplications ou les demandes d’absolution. Je ne pensais plus à demander de l’aide au ciel, car pour moi, l’aide divine était permanente et continue.

J’ai contacté Henri, le responsable de ma communauté culturelle et cultuelle pour lui demander quelle prière je pourrais formuler, dans quel livre je pourrais la trouver, de quelle façon je devais la réciter ? Il me répondit ceci :

Si c’est pour ton père, il n’y a pas de prière officielle, pas de livre, et pas de façon de faire… Les mots seront ceux que ta bouche pourra prononcer, ton livre sera ton cœur, ta façon sera celle d’un fils qui aime son père. Aucun protocole religieux ne peut dépasser ça ! Isole-toi dans un coin, et parle à D.ieu. Demande-lui ce que tu veux. Rappelle-toi qu’il est tout-puissant. L’Amour sans limites que tu as pour ton père a besoin de s’associer à la toute-puissance.

J’ai beaucoup prié. J’ai appris… Et tandis que j’apprenais à prier, mon père apprenait à respirer.

Je me souviens de la première fois où mon frère cadet m’a appelé pour me dire que mon père était réveillé, et qu’il lui a parlé. J’étais en chemin pour l’hôpital, et j’avais hâte d’échanger quelques mots. Malheureusement, la discussion avec mon frère l’avait épuisé. Au moment où je suis arrivé, il dormait… Mais le fait de le voir respirer sans appareillages m’emplissait de joie. J’ai pleinement profité des 10 minutes auxquelles j’avais droit, en le regardant dormir comme un bébé, sans aucun branchement.

Je me souviens également qu’un rabbin m’a dit ceci :

Si tu as besoin d’un crédit, adresse-toi à ton banquier. Si tu as besoin de faire réparer ta voiture, adresse-toi à ton garagiste. Si tu as besoin de soins, adresse-toi à ton médecin. Si tu as besoin de travailler, adresse-toi à ton employeur ou à tes clients. Mais si tu as besoin d’un miracle, adresse-toi à D.ieu… Les miracles, c’est son rayon !

Lorsque mon père recommença à parler avec nous, je n’ai pu m’empêcher de gratifier l’environnement incroyablement sophistiqué dans lequel il se trouvait. Je me sentais tout petit devant la perfection des machines et le dévouement du personnel. J’ai appris plus tard, que se sentir petit n’était pas une posture proactive. Même dans un environnement impressionnant, nous pouvons toujours nous joindre à l’effort de ce qui nous dépasse…

Après 3 semaines en Soins Intensifs, mon père fut transféré au service Pneumologie, dans lequel les visites n’étaient plus aussi limitées. Une semaine plus tard, il eut la joie d’apprendre qu’il était à nouveau grand-père : ma fille cadette est née le trentième jour de son hospitalisation. Après avoir assisté à l’accouchement, je pris quelques photos pour les emmener au chevet de mon père. Il faut savoir que pour moi, mettre les pieds dans deux hôpitaux le même jour, relève de la transcendance !

Durant ses 107 jours d’hospitalisation, je lui ai rendu visite quotidiennement (j’ai dû rater un seul jour, je ne me souviens plus pourquoi). Ça fait réfléchir… Pourquoi cette disponibilité soudaine ? Le temps qui nous restait devenait-il plus précieux ? Certainement… C’était également le cas de chaque mot que nous pouvions échanger, car certains jours, mon père ne pouvait pas parler. Nous savions à peine s’il nous comprenait… Ses yeux fixaient le plafond, et il fallait agiter une main devant son visage pour qu’il commence à observer ce qui se passe autour de lui. Mais quelle que soit l’issue de la visite, chaque jour était un miracle.

Mon héritage

Lorsque j’étais petit, mon grand-père maternel me raconta l’histoire du Comte de Monte-Cristo. Il aimait toutes les œuvres d’Alexandre DUMAS. Le passage qui m’a le plus marqué, racontait la façon dont Monsieur Noirtier, un paralytique, pouvait communiquer avec ses proches : on lui dictait doucement les lettres de l’alphabet, et il clignait d’un œil lorsque la lettre à écrire était atteinte. On recommençait ainsi en repartant de la lettre A… Reproduire cette expérience avec mon père, les jours où il ne pouvait pas communiquer autrement fut extrêmement troublant. Le temps semblait s’arrêter… Parfois il s’endormait au milieu d’un mot et j’attendais son réveil pour la suite. Lorsqu’il se souvenait de ce qu’il avait commencé à dire il poursuivait, mais d’autres fois, il fallait lâcher prise sur les phrases inachevées pour pouvoir en apprécier de nouvelles. Parfois, je quittais l’hôpital avec 4 ou 5 mots griffonnés. Il m’appartenait de finir la phrase ou de la laisser ouverte…

Entre les jours avec et les jours sans paroles, entre les phrases complètes et les inachevées, entre la patience nécessaire pendant son sommeil, et l’ingéniosité improvisée en fonction de son état au réveil, j’ai appris en quelques semaines à écouter mes émotions et à m’en servir pour être «efficace». Parfois l’efficacité consistait à transmettre un message existentiel à mes frères et sœurs. D’autres fois, nous nous contentions de plaisanter à propos de futilités. C’est là que j’ai compris que certaines banalités sont très efficaces, ne serait-ce que par le contraste qu’elles créent face aux choses profondes. Imaginez  ce qu’étaient 2 heures au chevet de mon père, lorsque le début de la discussion portait sur le tour de poitrine de l’infirmière chef, puis après un court sommeil de 10 minutes, lorsqu’il évoquait certains passages de la bible ou des concepts philosophiques…

Un jour, alors qu’il dormait, je sortis dans le couloir de l’hôpital pour discuter avec ma sœur. Nous étions assis sur un petit banc, juste à côté de la porte, bien fermée. Elle me confia qu’elle ne savait pas s’il avait encore toute sa tête. Elle en doutait parfois jusqu’à se demander s’il la reconnaissait. Cette pensée ne m’avait jamais traversé l’esprit : j’étais sûr qu’il nous reconnaissait ! Par contre, ce qui me manquait, ai-je confié à ma sœur, c’était son sourire… Sa paralysie faciale nous privait de la moitié de son visage. Seule la partie gauche souriait. La bouche ainsi tordue, son visage semblait exprimer de la douleur… Je mis longtemps à comprendre qu’il souriait. Il y avait le sourire d’avant le 20 février, et le sourire d’après…

En retournant dans sa chambre, nous le trouvâmes encore endormi… Ma sœur décida de rentrer chez elle. Je suis resté 5 minutes de plus. Il se réveilla au moment où je prenais mes affaires. C’était un jour sans paroles, j’ai donc entrepris d’appliquer la méthode que j’ai apprise de mon grand-père, ou plutôt d’Alexandre Dumas :

Lettre après lettre, les mots commencèrent à se former. Je n’ai pu saisir le sens de sa phrase qu’en la relisant plusieurs fois. Voici ce que mon père me communiqua ce jour là :

R.E.G.A.R.D.E. L.E. C.O.T.E. Q.U.I. S.O.U.R.I.T.

Mon père nous a-t-il entendus parler à travers cette porte ? Cela me paraissait impossible ! Seuls certains animaux, dotés d’une ouïe surdéveloppée auraient pu nous entendre. La seule chose qui pouvait expliquer cette réponse (en restant terre-à-terre), c’était un état de conscience modifiée pendant qu’il semblait dormir : une sorte de transe hypnotique pendant laquelle il pouvait se focaliser sur certaines choses sans se laisser distraire par d’autres.

Mon père a toujours eu une capacité de concentration remarquable. Le fait qu’il ait décidé de développer cette aptitude alors qu’il était cloué au lit, me parait probable aujourd’hui. Un peu comme les aveugles développent les 4 autres sens pour compenser leur handicap. Quoi qu’il en soit, mon père avait bien plus que sa tête !

«REGARDE LE COTE QUI SOURIT» n’était pas seulement une réponse de l’instant. C’est une réponse pour la vie ! Mon père a essayé de m’enseigner cette philosophie durant ma jeunesse à travers la métaphore de la «bouteille à moitié pleine». Je me souviens qu’il était un grand partisan de ce principe, et qu’un soir où nous parlions (je devais avoir 17 ou 18 ans), je défendais l’idée purement logique selon laquelle une bouteille à moitié pleine était aussi à moitié vide, quoi qu’il dise !

Que de temps m’a-t-il fallu pour comprendre la nuance… Et encore, je ne suis pas sûr d’en saisir toute la mesure.

«REGARDE LE COTE QUI SOURIT» eut l’effet d’un éveil qui se manifesta par un acte qu’on pourrait qualifier d’irrévérencieux si je n’y avais pas été invité : je pris la feuille sur laquelle cette phrase était écrite, et je l’ai posée sur la partie inerte du visage de mon père. Aussitôt, il m’offrit son plus beau sourire. Un sourire parfait, car la partie que je cachais ne pouvait plus me révéler sa disgrâce. Ne pouvant voir ce que cette feuille cachait, mon imagination se mit à mon service pour compléter ce sourire que je connaissais bien. Ce que je voyais était lumineux… Donné avec tant d’Amour, que rien ne pouvait gâcher l’instant.

Je tenais ma vie entre mes mains :

  • Soit je lâchais cette feuille pour rejoindre la réalité purement physique et observer un visage déformé, incapable de sourire «normalement».
  • Soit je maintenais cette feuille en place pour observer un sourire intègre, et retrouver mon père !

Il m’appartenait d’en décider !

Si vous savez recevoir ce qui vous est donné, grâce à une petite étincelle vous pouvez allumer un feu de joie. Mon père me donnait un vrai sourire, avec la plus généreuse des intentions. Il m’appartenait de compléter intérieurement ce qui ne pouvait se manifester extérieurement. Le déclencheur était là, L’Énergie circulait… Il y avait tant de possibles !

Avant son accident, mon père et moi avions des discussions «philosophico-familiales». Un jour, il me confia que lorsqu’il fut interdit d’école et que son père lui a dit qu’il allait lui apprendre tout ce qu’il savait, il a ressenti une énorme joie ! Il aimait les études, il aimait les sciences, il aimait l’école et il aimait ses professeurs. Mais jamais aucun professeur ne lui a dit «je vais t’apprendre tout ce que je sais !». C’est cette intention qui donna à la transmission de son père toute sa valeur.

Peu de gens vous donnent tout ce qu’ils ont…

Un hémiplégique qui vous donne la moitié d’un sourire, vous donne tout ce qu’il a !

Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on voit, mais l’émotion qui se manifeste. En fermant les yeux, vous pouvez sentir l’Énergie envahir les lieux…

En cet instant de grâce, mon père me donnait tout ce qu’il avait… Alors j’ai pris ! Et j’ai reçu un nouveau monde. Il ne me restait plus qu’à donner un mon père un échantillon de mon nouveau monde pour qu’il puisse rejoindre le sien… Je vous en parlerai dans le dernier épisode de «La peau de banane»