a-La raison du plus fort

L’écorce du fruit exotique que je m’évertuais à ramasser jusque là était une mission à la portée d’un enfant de 5 à 10 ans. Mais en travaillant avec mon père une journée entière dans son atelier, j’ai découvert un nouveau monde : celui des symboles et des choses symbolisées… J’étais en âge d’intégrer un sens plus profond : la peau de banane représentait désormais toute forme de piège, d’épreuve, de difficulté.

Il appartient aux ramasseurs qui les voient briller, d’agir pour éviter la glissade…

Mon frère est donc tombé sur une peau de banane coriace autrement appelée «cruauté gratuite». Récemment, un mot plus populaire a fait l’objet de campagnes préventives : le «harcèlement». Mais à l’époque dont je vous parle, il n’y avait ni affichettes dans les couloirs, ni débats en classe, ni émissions de télévision sur le sujet. Dany trébuchait sur sa peau de banane chaque jour, et en tentant de la ramasser pour lui, je suis tombé sur une autre difficulté appelée «injustice», qui m’a plongé dans un certain mutisme… A quoi bon me défendre ? Toutes les preuves sont contre moi !

Quant à ma parole, elle était bien seule contre toutes les autres… Mon frère aurait-il pu m’aider ? Visiblement non… Il avait peur ! Il était «Dany le gros !», et ça faisait de lui un être qui n’attirait que des moqueries. Pourquoi ses camardes de classe se sont-ils focalisés sur ce trait physique ? Ont-ils été éduqués pour faire briller ça, comme je l’ai été pour faire briller les peaux de bananes ? Vous allez découvrir dans la suite de cette histoire que Marc (le sale gosse que j’ai amoché) n’était que la partie visible de l’iceberg…

Mon père ne connaissait pas l’origine de la bagarre. Il a juste constaté que j’ai me me suis battu et que ce n’était ni dans mes habitudes ni dans ma nature. D’autant plus que j’écrivais régulièrement des poèmes sur la Paix dans le monde… Il en a conclu que je gardais en moi une version différente des faits qui m’étaient reprochés. Mais comment me faire parler ? Le monde des adultes venait de me condamner et je n’avais envie de parler à personne… En tout cas, pas de ça !

Mon père savait que la communication pouvait être réenclenchée s’il m’aidait à m’élever intellectuellement et à m’affirmer. L’épanouissement personnel était un coffre dont il connaissait la combinaison. Après son lâcher-prise le premier jour, histoire de m’observer et de me laisser respirer… il commença à désamorcer le problème en utilisant tout ce qui me renforçait. Puis, en comparant une faute d’impression à une peau de banane qu’il ramassait volontiers pour éviter la glissade à ses clients, il me fit entrer dans le monde merveilleux des paraboles métaphoriques et de leur profondeur.

Lorsqu’il m’expliqua qu’en aidant ses clients au-delà de sa simple fonction, il ressentait des avantages spécifiques : l’Estime, le Respect, la Fidélité, la bonne Réputation qui s’étendait jusqu’au bouche-à-oreille… J’ai fait l’analogie avec mon geste de ramasseur de peaux de bananes qui me donnait Amour, Approbation, et un sentiment de Protection et de Sécurité… Nous étions dans la même vibration, moi dans un monde d’enfant, lui dans son univers d’adulte, dont je commençais à percer les secrets.

Le troisième jour fut celui de ma délivrance. Voici l’histoire :

Qu’il était bon ce matin-là de marcher aux côtés de mon père à l’heure où pratiquement aucune voiture ne circulait dans nos rues. Nous étions seuls au monde, main dans la main. Alors que tous mes camarades de classe dormaient encore, j’apprenais à compter les feuilles 5 par 5 ou 3 par 3 selon leur épaisseur, afin de former des carnets de 50 pages. En partant d’une ramette de 500 feuilles, j’étais désormais capable d’intercaler 2 cartons toutes les 50 feuilles pour former 10 carnets en moins de 2 minutes. Mon père m’expliqua à quel point les techniques étaient précieuses pour gagner des heures, lorsque le travail était répétitif ou peu stimulant pour l’esprit. Il fallait trouver la motivation en soi, jouer avec ses outils, et améliorer ses techniques mentales pour battre ses propres records.

Il n’y a de meilleur concurrent dans la vie que soi-même !

Après une composition rapide d’une carte de visite, il lança la HEIDELBERG, ce qui nous obligea à parler plus fort à cause du bruit qu’elle émettait. La ruse était subtile : jusque-là, je parlais à voix basse et je faisais profil bas pour faire oublier l’animal… Mais nous étions en pleine discussion, et la soif d’apprendre a pris le dessus : je communiquais à pleine voix !

Mon père continua à parler et à me faire parler en m’apprenant des techniques. Puis il lança la phrase clef :

  • C’est mon père qui m’a appris tout ça !
  • Tu étais petit ? (ai-je demandé en criant pour me faire entendre)
  • Oui… J’avais l’âge de Dany, et comme toi, on m’avait interdit d’aller à l’école, alors mon père m’a appris tout ce qu’il savait.
  • Tu as été expulsé ?
  • En quelques sortes oui. Mais ça a duré bien plus que 3 jours…
  • Qu’est-ce que tu as fait pour être puni ? Tu as défendu ton frère toi aussi ?

Mon père fit pivoter le panneau qui arrêta net la HEIDELBERG… Il venait de libérer le cri que je tentais de camoufler… Il me demanda de lui raconter toute l’histoire depuis le début. A mesure que je progressais, sa respiration se faisait plus rapide et sa mâchoire se serrait. Lorsque j’ai fini, il prit son manteau et son chapeau, et me dit d’un ton doux et ferme à la fois :

  • Prends ton cartable, tu retournes à l’école !

Lorsque mon père parlait à l’impératif, aucun de ses 7 enfants n’osait le contredire… Je pris mes affaires et je le suivis. Arrivé à proximité de l’école, je ralentis le pas. J’aurais donné tout l’or du monde pour une peau de banane à ramasser. Mais depuis 3 jours, rien ne brillait… Mon père ralentit lui aussi, comme s’il avait entendu mon cri intérieur et me tendit la main. Lorsque j’arrivai à sa hauteur, il prit ma main dans la sienne, et tout en marchant, il me caressa délicatement le bout des doigts. Je retrouvais mon courage à travers le sentiment d’Amour et d’Estime que ce geste avait ancré en moi. Je m’aimais à nouveau… Désormais, nous étions deux à marcher d’un pas déterminé.

Il frappa à la porte du bureau administratif. Madame BERNSTEIN, l’assistante du Directeur (une femme d’une soixantaine d’années) nous demanda l’objet de notre visite. Mon père lui expliqua qu’il était là pour annuler ma sanction, car il avait des informations nouvelles.

  • Je vais voir ce que je peux faire, dit-elle.

Elle frappa à la porte du directeur, entra dans son bureau, et en ressortit moins d’une minute plus tard :

  • C’est impossible, Monsieur SOLOMON, prenez rendez-vous pour la semaine prochaine !
  • C’est MAINTENANT que ça doit se faire, répondit mon père… Je viens de fermer mon atelier d’imprimerie pour ça. J’ai 7 enfants à nourrir, et je ne serais pas là aujourd’hui si ça pouvait attendre la semaine prochaine.

Elle l’observa, ne sachant que répondre. Mon père poussa la porte du bureau du directeur, et entra dans l’arène ! Le maître des lieux se leva brusquement et lui lança :

  • Vous ne pouvez pas entrer comme ça dans mon bureau !
  • Ah bon ? Demanda mon père, alors comment expliquez-vous que j’y suis ?
  • Ne jouez pas avec les mots : vous savez très bien que vous n’avez pas le droit de vous inviter comme ça !
  • Si vous saviez le nombre de choses que j’ai faites sans en avoir le droit, vous ne perdriez pas votre temps à vouloir me discipliner. Je ne suis pas l’un de vos élèves. Je viens parler d’adulte responsable à adulte responsable !
  • Vous avez 3 minutes pour me convaincre ou quitter ce bureau !
  • Vous avez raison. Réglons-ça en 3 minutes… Prenez une feuille et écrivez une lettre à la maîtresse de mon fils pour qu’elle l’accepte en classe immédiatement.
  • Vous plaisantez ? Après ce qu’il a fait ?
  • Il n’a fait que se défendre ! C’est l’autre garçon qui a provoqué mes enfants et qui a porté le premier coup.
  • Ce n’est pas ce qu’on m’a raconté, et votre fils n’a jamais contredit les faits !
  • C’est parce qu’il était encore sous le choc. Il n’a pas l’habitude de se battre et vous le savez ! Avez-vous consulté le dossier de l’autre garçon ?
  • Monsieur SOLOMON, soyez raisonnable ! Votre fils retournera à l’école demain matin et l’incident sera clos.
  • Raisonnable ? Mais de quelle «raison» me parlez-vous ? L’incident sera peut-être clos pour vos petits papiers, mais ce que je vous demande c’est de rétablir la Justice pour qu’il puisse grandir avec un sentiment de Paix.
  • N’en faites pas toute une histoire, voyons… Ce ne sont que des enfants qui se chamaillent. Ils oublieront tout ça dans quelques jours.
  • Vous ne connaissez pas mon fils ! Comment pouvez-vous affirmer qu’il oubliera cette histoire ?
  • Vous venez d’épuiser vos 3 minutes… Sortez de mon bureau ou j’appelle la police !

Mon père serra les poings et les dents. Il empoigna le Directeur par le col, le poussa sur son fauteuil, et lui dit :

  • Aucune injustice n’interdira à mon fils d’aller à l’école. Ecoutez-moi bien ! Ce que je vais vous dire, je ne le dirai qu’une seule fois !

Le Directeur se cramponna à son fauteuil. Cette fois il avait peur… Mon père prit la parole, et ce jour là, je découvris une partie de son enfance dont il avait semé les prémices une heure plus tôt :

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Né en Roumanie en 1927, mon père fut interdit d’école à l’âge de 13 ans lorsque l’occupant nazi imposa aux établissements scolaires de refuser l’entrée à tout enfant juif. Le matin où il fut exclu, son professeur de mathématiques le serra dans ses bras en pleurant, lui disant qu’il se souviendra toujours de lui, car jamais il n’eut un élève aussi brillant. Mon père avait des dispositions particulières pour les sciences, et tous les professeurs parlaient de lui comme d’un futur ingénieur… Une belle distinction !

Mon grand-père paternel (que je n’ai jamais connu) a tout tenté pour obtenir un traitement de faveur. Mais malgré le respect qu’il inspirait, personne n’osait s’opposer à la loi martiale : ceux qui aidaient les juifs risquaient leur vie et celle de leur famille… Un matin, après des dizaines de démarches inabouties. Mon grand-père prit son fils par les épaules et lui dit :

  • Je ne peux pas t’apprendre les sciences, parce que mes connaissances dans ce domaine sont limitées. Cette injustice ne te permettra pas de devenir ingénieur, alors tu seras imprimeur comme moi… Je vais t’apprendre tout ce que je sais ! Tu seras le meilleur ! Partout où tu iras, tu excelleras !

——–

Le directeur écouta le récit de mon père sans sourciller. Madame BERNSTEIN semblait bien plus réceptive… Mon père conclut ainsi :

  • Monsieur le Directeur, la guerre est loin derrière nous et votre décision ne sera soumise à aucune autorité répressive. Vous avez des principes et des procédures, mais également des responsabilités morales. C’est à l’être moral que je m’adresse. Mon père a risqué sa vie plusieurs fois en tentant de me rendre la place qui me revenait. Avec un tel modèle et avec mon parcours, vous pensez bien que ma détermination est à toute épreuve. Je ne laisserai personne interdire à mes enfants d’aller à l’école !

Je ne sais pas pourquoi certaines personnes sont insensibles à ce genre de discours. Le directeur avait peut-être un compte débiteur avec son paternel… Il posa les mains sur son bureau et se mit à en caresser doucement les bords. Puis il dit à sa collaboratrice :

  • Madame BERNSTEIN, appelez la police et dites-leur qu’un individu dangereux et déterminé me menace !

Madame BERNSTEIN prit une profonde respiration, et répondit :

  • Le seul individu dangereux que je vois dans ce bureau, c’est vous ! C’est ce que je dirai à la police, et je ne manquerai pas de leur rapporter bien d’autres choses vous concernant. Si votre orgueil et votre soif de pouvoir vous empêchent d’écrire cette lettre, je peux le faire ! Et j’ai également procuration pour utiliser votre tampon en votre absence.

Le directeur blêmit. Il hésita 3 secondes, puis il prit un papier entête, écrivit la lettre, la tamponna et la remit à mon père :

  • J’espère qu’avec ça je n’entendrai plus jamais parler de vous, soupira-t-il !

Nous sortîmes du bureau. Madame BERNSTEIN reprit sa place à l’accueil. Mon père la regarda avec Gratitude et lui dit :

  • En donnant à mon fils le droit de retourner en classe, vous rendez justice aux deux enfants qui se trouvent devant vous…

Tova BERNSTEIN ne dit pas un mot… Elle replia les manches de son chemisier, jusqu’aux coudes : sur son bras gauche, on pouvait lire un numéro à six chiffres. Mon père s’inclina, et sortit du bureau à reculons, comme on sort d’un lieu sacré.

Je n’étais pas encore en âge de comprendre ce que cette inscription signifiait. Mais je savais qu’il ne s’agissait pas d’un numéro de téléphone…

***

Après la journée de classe (qui me parut terriblement ennuyeuse), j’ai raconté la confrontation à mon frère. Le soir même, il prit son courage à deux mains pour expliquer à mon père que «Dany le gros» n’était pas une invention de Marc, mais de sa professeure de mathématiques. Les élèves de la classe ne faisaient que suivre l’exemple…

Ceci valut au directeur une nouvelle visite de mon père… Lorsqu’il le vit arriver, il s’enferma dans les toilettes pendant 30 minutes. Mon père le cueillit à la sortie et lui demanda de se laver les mains avant de lui dire bonjour… Après quoi il organisa une réunion à huis clos avec la professeure de mathématiques. Celle-ci expliqua qu’il lui arrivait parfois d’ajouter un qualificatif en nommant ses élèves. C’était une technique qui lui permettait d’éviter la confusion lorsque deux élèves portaient le même prénom… Elle précisa qu’elle ne «pensait pas à mal». Mon père lui répondit :

  • Vous devriez «penser à bien» : si vous voulez vraiment distinguer mon fils, «Dany le magnifique» me paraît bien plus qualifiant.

Face à cette proposition, l’enseignante entra dans une explication des plus curieuses : elle dit à mon père que l’autre enfant avec qui la confusion était possible s’appelait «Daniel», alors que mon frère préférait se faire appeler «Dany». Or en début d’année, sur la liste des élèves, il y avait deux «Daniel»… Elle a donc décidé d’appliquer sa technique en appelant le premier «Daniel», et mon frère «Daniel le gros» afin de les distinguer. Puis, lorsqu’elle vit que tout le monde appelait mon frère «Dany», elle se mit à l’appeler «Dany le gros» par habitude, mais il fallait avouer que «Dany» suffisait. Désormais, elle l’appellerait donc «Dany» !

Mon leva les yeux au ciel comme pour y chercher du secours… Apparemment il le trouva puisqu’il se contenta d’acquiescer sans surenchère. Visiblement, il avait atteint un seuil de réceptivité…

Ce soir-là, en faisant sa ronde avant de se coucher, mon père me trouva éveillé et songeur. Il me caressa la joue pendant quelques minutes, tout en me regardant avec admiration. Il passa sa main dans mes cheveux, et me dit doucement :

  • Nous avons ramassé une sacrée peau de banane cette semaine !

Puis il embrassa mon frère qui dormait à poings fermés. Il lui glissa quelques mots à l’oreille… Je n’ai pas pu entendre ce qu’il lui disait.

***

Comme beaucoup de parents, avant d’aller me coucher je fais ma petite ronde, histoire de respirer l’air de mes enfants, et de remonter leur couverture quand il fait froid. Lorsque l’un de mes enfants a des doutes, des contrariété ou des déceptions, avant de quitter sa chambre, je lui glisse à l’oreille :

  • Tu es magnifique ! La merveille des merveilles… Je suis fier de toi, et je serai toujours fier de toi… Je t’aime ! Merci d’exister dans ma vie.

Je ne sais pas d’où ça me vient. Mais parfois, lorsque je prononce ces mots, je me dis que j’ai peut-être entendu quelque chose ce soir là…

A demain,

Stéphane SOLOMON